vendredi 15 juin 2012

Au coeur de la Terre, avalés par les ténèbres


L’Oeil du Cyclone (2): Au coeur de la Terre, avalés par les ténèbres

C’était la Ducasse à Wasmes, ce dernier mardi du mois de mai. 
                                                  Juste après la Pentecôte.


Ce jour là, comme chaque année, la Pucelette sera délivrée des griffes du Dragon.  Au lieu dit du Calvaire trône bien évidemment une petite chapelle mais surtout, à peine plus loin, le monstre effrayant aux écailles vertes et colorées. La gamine arrive déjà, sous son chapeau à plume, escortée par la musique de la procession bigarrée. 


Les curés bien entendu mais aussi les édiles politiques, le bourgmestre et son collège en tête. 


Une présence socialiste au sein d’une procession religieuse qui ne va pas sans faire jaser la population. Récupération, en cette année d’élections communales, j’entends dire à droite et à gauche. 


Des chevaliers moyenâgeux en armes et à chevaux, des fanfares, des vierges adolescentes sous leurs voiles bleus ciels, des anges encore poupins mais aussi d’autres enfants accoutrés en lépreux. Bien sûr, dans cette région aux anciens charbonnages, des petits mineurs. Casques noirs, foulards rouges et bleu de travail miniatures… 


La Pucelette, âgée de sept ans, semble bien innocente. Pour ma part, je ne peux m’empêcher de songer à ces ouvriers qui, il n’y a pas si longtemps encore, descendaient au coeur de la Terre pour se faire avaler par les ténèbres…



Du sommet du terril du sept, J’avais observé l’horizon. 
La campagne, d’abord. Vierge, ou presque, d’êtres humains. Avec un seul tracteur au loin, les cultures s’étendent à perte de vue. Ca et là, des terrils et… des cimetières aussi. Des corons. Enfin, surtout des cités sociales qui en prennent l’allure. Des alignements de logements qui, même récents, ressemblent aux habitations minières. En bas, entre deux montagnes noires, j’ai ensuite déniché le charbonnage de Marcasse. Franchement impressionnant. Ses murs qui s’écroulent ou presque. Des tôles tordues, des fenêtres brisées, des chassis absents… 




Tout paraît révolu. 
Près du puits de mine le plus meurtrier de la région, y’a même un petit sanctuaire… Quelques photos, des fleurs artificielles. Des noms de victimes gravés sur un rectangle de marbre: deux ou trois dizaines d’ouvriers morts sous terre, balayés par un coup de grisou dévastateur. 



Le roi Baudouin, himself, serait venu s’y recueillir. Tout est bien là et, en même temps, disparu. L’impression diffuse de sentir leurs os encore croupir sous mes pieds.

Originaire de ma Bruxelles, si proche même si urbaine, je ne peux réprimer un sentiment de respect. Mon pays s’était bien relevé de la seconde guerre mondiale grâce à la bataille du charbon. Des ouvriers accourus de partout. Des belges bien sûr, des wallons mais des flamands aussi avaient plongés quotidiennement au fond du trou, je le sais bien. 
Puis des polonais, des italiens, des espagnols… 
J’sais pas… Comme un insondable souvenir de gratitude.


J’ai repensé à Philippe, le mari de Thérèse  dont je vous avais parlé dans mon « Oeil du cyclone » précédent. Autour de la maison de son enfance, y’avait des champs à peu près partout. Le gosse n’avait été qu’à moitié à l’école. En fait, je crois qu’il n’y voyait pas trop l’intérêt: son père était mineur, pas un intello pour sûr, et bon… Ca rapportait bien davantage d’aller bosser aux champs. Suffisait de tourner le coin de la rue… Et y’avait de la monnaie. La moisson. Des p’tits jobs pour lesquels y’avait toujours bien besoin d’un gamin. Avec ses quelques tunes en poches, il devait revenir fatigué mais satisfait. Comme son papa sommes toutes, le soleil en prime. Sa femme, elle, n’avait pas du tout, ou presque, froissé sa jupette sur les bancs écoliers. Dès sa naissance, elle avait plutôt été placée en institution et, quand elle m’a parlé de sa scolarité, elle m’a déclaré: « Oui, ça a bien marché jusqu’au plus et au moins. Mais au fois et au divisé, j’ai pas réussi… » 


En continuant ma route, j’ai aperçu ensuite une école franchement monumentale assez heu… spéciale. Il s’agit de l’école spécialisée de la Communauté française, à Quaregnon, enseignement de type 1 et de type 2. La création est signée Henri Guchez, l’architecte connu pour sa célèbre cité Hadès à Hornu. Son second bébé, l’école de Quaregnon, est un véritable gouffre financier. 300.000 euros : C’est la somme annuelle que doit payer l’école… seulement pour le mazout de chauffage !
 On y dispense des cours de gestion du quotidien. Le ménage, en gros. Ou alors apprendre à travailler dans un atelier protégé et, peut-être, intégrer l’enseignement technique ou professionnel. 
« Henri Guchez, créateur de cette extraordinaire architecture, précise le Journal de l’architecte, a choisi de faire vivre des enfants à problèmes dans un monde imaginaire, dans une ville de rêve complètement fermée, ne laissant voir du triste paysage environnant que quelques fragments afin de le rendre acceptable ».
Les quaregnonnais apprécieront.

Me le rendre, à moi, tout aussi acceptable, c’est ce qu’une habitante de la région s’est mise en tête. Vincianne m’a donc invitée à savourer une fondante côte de porc al’berdouilleplat typique mijoté pas moins de 14h, dans son resto favori, puis elle m’a révélé, ensuite, le magnifique puits de mine de Sauwartan.


Etrangement emmitouflé  dans le bois de Colfontaine. Ses structures de béton, uniques en leurs genres, se découpant dans un foisonnement de verdure où, quand on grimpe sur son terril pointu, on peut admirer toute la région. La chapelle des Cocars, ensuite, et sa source discrète… Les chemins qu’elle sillonne, depuis son enfance, entre maisons et moulins anciens. Je me suis perdue, avec elle, dans les sentiers quadrillant son village, j’ai découvert les Monts d’Elouges, juste derrière sa demeure, où Charles Debove, un archéologues natif, avait tout bonnement découvert les traces des premiers hommes ayant occupés les lieux. Silex et pierres taillées. Charbon, déjà, affleurant sur la faille du Midi. Un artiste peintre, Victor Régnart, y vivait aussi très convenablement, on croit rêver, en vendant tout simplement ses oeuvres à ses voisins. Elle me désigne les innombrables commerces qui entouraient, autrefois, la place de l’Eglise dont il n’en subsiste au mieux… Qu’un sur dix, aujourd’hui. « Avant, il y avait une merveilleuse ambiance ici. C’était le lieu idéal pour se rencontrer et faire la fête« , se désole-t-elle en reluquant les quelques rares voisins vaquant à proximité de sa demeure. « C’est surtout maintenant que la vie est vraiment devenue difficile. » Mais où est donc passée toute cette activité aujourd’hui? « C’est pas très compliqué. On fait tous nos courses dans les grandes surfaces puis on rentre s’affaler devant la télé« , m’assure-t-elle en m’offrant une part de délicieuse tarte à la rhubarbe soignée, peut-être, dans son propre petit jardin cultivé en permaculture.


Wasmes, 99%
Photo Roger Van Vooren

Les cloches virevoltent, sur la place de Wasmes, pour célébrer le sauvetage de la Pucelette. Autours des terrasses des cafés les manèges colorés tournent bien, mais plutôt à vide, dans une ambiance joyeuse. Au Calvaire, face au Dragon, le curé avait insisté: « Une fois l’an, c’est l’occasion de laisser les rancoeurs de côté, de se retrouver tous ensemble pour faire la fête. » Les paquets de frites s’amoncellent sur les tables entre les verres de bière lorsque Willy Ray nous rejoint sous sa casquette bleue siglée New-York City (NYC). L’homme anime un groupe d’ancien employés de chez Alcatel-Bell. A la fermeture des charbonnages, le député-bourgmestre de l’époque, Yvon Biefnot, avait réussi à attirer la multinationale afin d’assurer la reconversion industrielle de sa région. Mais depuis 1997, date à laquelle l’entreprise a été délocalisée, plus d’une septantaine d’employés, soit 20% des effectifs, auraient contractés un cancer. Dont 38 sont d’ores et déjà décédés. Durant des décennies, ils avaient tous manipulés une foultitude de produits toxiques dans un bâtiment… truffé d’amiante. Tandis que l’homme se bat pour briser  la chape de honte assourdissant la détresse de ses anciens collègues, le patron du café où tous se réunissent à un jet de pierre de l’ancienne usine m’avait affirmé avoir, lui-même, perdu sa femme il y a seulement quelques mois: « Oui bien sûr, elle y a travaillé pendant 25 ans sans aucune protection » . Larmes très cruellement contenues à l’oeil, il m’a prétendu se rendre quasi quotidiennement sur la tombe de son épouse. Aujourd’hui, l’entreprise nie toute implication dans le développement de la maladie: « Quand un ouvrier, affecté de silicose, était transporté sur un chariot du fond de la mine vers un dispensaire, se souvient Willy Ray, les patrons déclaraient que sa mort était causée par les cahots du chemin.»

Photo Jean-Louis Farruggia
Alors que la place du village semble se vider imperceptiblement de ses fêtards, l’équipe documentaire de « L’oeil du Cyclone » quitte également les lieux après avoir scruté l’orientation du vent. 
Les travaux d’assainissement du site Alcatel ont débutés, depuis pas mal de temps déjà, afin d’accueillir les futur locaux de la police locale
Mais, paraît-il, toujours sans la prise de la plus élémentaire des précautions. Effectivement, en posant nos pieds sur les gravats d’amiante jonchant le bâtiment, dont le restant des structures est très largement livré aux caprices d’éole, nos chaussures se couvrent d’une délicate et fine poussière blanchâtre. 

Photo Roger Van Vooren

Pas vraiment le choix que d’accepter ce genre de travail, j’imagine, dans une région où le chômage sévit à hauteur de 37%. Gérard, le gars qui buvait sa vodka dans un sentier , rencontré précédemment, m’avait dit: « C’est pas vrai qu’il n’y a pas de travail ici… Tout est à faire. Pour aider les p’tits vieux par exemple… Mais la seule chose qu’on me propose comme emploi c’est de passer le mois entier à ramasser les papiers en rue pour 125 euros de plus que le chômage. » Y’avait un de ses potes avec lui, encore adolescent. Lui, il aimait le hip hop. Il m’avait même récité quelques slams. « Y’a pas un endroit où tu peux valoriser ce talent?» , je lui avais demandé. « Non. Nulle part d’autre qu’ici dans le sentier. » « Même pas à la Maison du peuple? » « Ben non, y’a rien ici. Pourquoi aller à la Maison du peuple pour payer sa bière à 1,50 euro? Ca coûte bien moins cher ici. » Je comprenais mieux la présence des innombrables canettes le long des routes de la région…

Remainder of a wild party on the terril
Photo par LHOON

Direction Hensies, ensuite. Juste le long de la frontière française. Y’a le canal et une écluse. Avec toujours un éclusier qui, depuis longtemps, ne voit plus passer aucun bateau. Pour la simple raison que, du côté français, le cours d’eau est ensablé. Le lieu servirait, paraît-il, plutôt aux jeunes de la région pour organiser des rave parties.  Derrière des fourrés épais y’a aussi les anciens charbonnages des Sartis à Hensies-Pommeroeul. Bien plus grands encore que ceux de Marcasse. 
Entre les gravats, les salles impressionnantes ouvrent sur les pièces où les mineurs se douchaient. Sous mes pieds, pourtant, les carrelages demeurent finement ouvragés. Sans doute, les richissimes patrons de la région rivalisaient-ils de prétention. Dehors, gronde le tonnerre. Juste après un éclair. Et la pluie aidant, nous trouvons refuge dans un café de Warquignies. A la Lanterne, c’est franchement accueillant.

Magnifique accueil de Nadia et Christian Dufrasne 
qui fêtaient leurs 34 années de mariage ce jour là !!! 
Photo Roger Van Vooren

Comme ce n’est pas l’heure des repas, le patron s’active au fourneau pour nous offrir, tout à fait gracieusement, une douzaine de côtes d’agneau. Parfaitement tendres et rosées. Partout, je rencontre cette générosité boraine d’une étonnante constance. Au fond de la mine, au plus profond des ténèbres, hormis la lueur du casque ne pouvait peut-être subsister que la lumière du coeur. Cette population a travaillé, souvent, jusqu’à la mort pour nous faire vivre… Seulement voilà, les mines ont fermé. Les usines délocalisées. Tout comme les fermes… mécanisées. Les petits commerces ont fait place aux supermarchés. Le travail s’est envolé vers d’autres cieux, leurs métiers sont devenus sans valeurs et obsolètes. « On a même licencié les fossoyeurs, me révèle le patron dans son très joli café au décor fémininement maritime. Aujourd’hui, un seul homme s’occupe de trois cimetières.» 


Vincianne, étant enfant, se perdait dans les dunes blanches autours des fours à chaux. Pour en rêve, s’évader à la mer. Dans l’eau bleue envahissant les lieux, un festivalier ivre s’y serait même noyé tandis qu’à Wasmes, il y a trois ans, un enfant est mort lors de la procession.  


Les habitants ont, depuis, arrêté de combattre le dragon.






Photo Norbert Ghisoland - Frameries



Texte: Linda Mondry
L’Oeil du Cyclone… Tout est calme ici est un projet initié par Jeep Novak et porté par le collectif d’artistes Brussels is NDRGRND

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