mardi 12 juin 2012

Norbert Ghisoland le petit frère du peuple


L'OEIL DU CYCLONE ICI TOUT EST BEAU # 12


Portrait d'enfant par Norbert Ghisoland de Frameries


Norbert Ghisoland le petit frère du peuple
Photographe belge né en 1878 à La Bouverie et mort en 1939 à Frameries. Il photographiera durant les années 1920-1930 la population de Frameries, où son studio de village est installé, et de ses alentours. 
Cette région n’est pas n’importe laquelle : c’est le Borinage, celui de "Misère au Borinage" de Storck, où l’extraction du charbon crée la richesse, la classe ouvrière, le syndicalisme et le parti socialiste.

Ils nous regardent et nous sommes captivés. Les portraits de Norbert Ghisoland magnétisent sans que l'on sache très bien pourquoi. Dans son studio de Frameries, tout le Borinage de la première moitié du 20e siècle est venu se montrer. Pays minier qui irriguait l'Europe de son charbon; pays riche peuplé de misères. Mais dans le studio, ce ne sont pas des mineurs, des paysans ou des artisans, mais un boxeur, un cycliste, de jeunes mariés, des arlequins.




Une vie travestie qui, un moment, laisse derrière elle le dur labeur, mais qui se retrouvera le soir sur la photo bien encadrée trônant sur la cheminée. On vient se montrer comme on aimerait se voir, avec ses colombes, son accordéon, son chien. Le déguisement, le costume ou la robe de bal masquent les différences sociales, même si le pantalon trop court, le bouton manquant ou les mauvais plis ne laissent guère planer de doutes. Et Ghisoland a toujours une paire de souliers vernis au cas où...Ce ne sont pas des gueules mais des personnages qui, sur fond de colonnes antiques, se recréent une vie, digne de leurs origines, de Pologne ou d'Italie, digne de leurs envies et de ce qu'ils aimeraient demain. C'est du sérieux la vie, on ne sourit pas et Ghisoland ne dit pas que « le petit oiseau »... C'est l'époque où les enfants sont dans la mine à dix ans, où ils sont d'abord de petits adultes, alors ils posent, à cinq ans, en militaire ou en jeunes mariés. Parfois, Ghisoland leur met une pipe dans la bouche ou les habille d'une robe d'infirmière en papier journal, car aussi sérieux soit-il, la fantaisie traverse son studio comme une fée perdue sur les terrils.

Il est probable que Norbert Ghisoland se considèrait comme un bon artisan, mais pas comme un artiste. Il ne doit avoir vu son oeuvre que par parcelle, au fur et à mesure qu’il a vendu ses tirages à ses clients. Sa transmutation en artiste est un effet de l’histoire.
Son père, mineur de fond, désire un autre destin que le sien pour ses enfants. Il économise de quoi acheter du matériel photographique pour son fils ainé. Celui-ci décède prématurément et c’est Norbert qui hérite du matériel et de la vocation de photographe. Il se forme auprès du photographe Charles Galladé à Mons entre 1897 et 1900, puis ouvre sa boutique, Grand’Rue à Frameries . Norbert fait partie d’une des familles protestantes qui habitent cette région qui abrita des Français fuyant à la Révocation. C’est dans cette région que Vincent van Gogh prêchera entre 1878 et 1880 entre Pâturages et Cuesmes.


Norbert installe son studio en 1902 dans la Grand’Rue de Frameries et de-vient un notable apprécié dans sa petite ville. Il y épouse en 1911 Sarah Vanfrancken, darbyste comme lui. Il décède d’une crise cardiaque en 1939. Son assistant Pol Wauquier maintient le studio en activité jusqu’à la démobilisation d’Edmond, leur fils.


Photographe de village, il voit passer toutes les couches sociales de cette région dure comme le charbon qui sort de ses sous-sols. Nouveaux-nés, cyclistes, mariés, familles pluri-générationnelles, boxeurs, paysans, militaires, propriétaires de mine, tous sont là, endimanchés, costumés ou même nus sur une peau de mouton, pour vivre le rituel particulier du passage à l’image dans le studio désuet de Ghisoland.






Le studio du photographe est à cette époque un passage obligé pour les événements 
de la vie. On y mène les nouveaux-nés, les premiers communiants, les vainqueurs de compétitions sportives, les familles entières pour la naissance d’un dernier rejeton,… Le décor, qui nous paraît aujourd’hui tellement convenu et désuet, veut mettre les modèles en valeur et, pour les moins favorisés d’entre eux, les élever dans la hiérarchie sociale. Ce qui frappe chez Ghisoland, c’est la bonté du regard qu’il pose sur ses modèles, le respect avec lequel il les représente et les magnifie. La naïveté ou la timidité du sujet ne l’écrasent plus, elles le grandissent sous l’œil bienveillant de celui à qui ils ont confié leur image. 45000 des 90000 plaques négatives environ qu’il a réalisées ont été détruites en 1953. Sans doute aurait-on perdu le reste de ce patrimoine si son petit-fils, Marc Ghuisoland, lui-même photographe, ne s’était chargé depuis 1969 de sauver tout le matériel encore existant. L’attention que les galeristes et éditeurs Jacques Damase et Robert Delpire portent au travail de ce «Douanier Rousseau de la photographie» font qu’il est aujourd’hui reconnu.  

Ghisoland est leur passeur. Il fait preuve d’une indéniable finesse psychologique qui donne à chacun un vraie stature face à l’objectif.  Sa rigueur formelle, sa technique photographique vont donner à ses quelques 90.000 négatifs une densité qui va émouvoir ses descendants et forcer le respect du milieu photographique.

Norbert Ghisoland est un artiste qui s'ignorait, comme Henri Bergson parlait des saints qui « jamais ne sauront qu'ils l'étaient ».

Damase publie en 1977 un magistral catalogue raisonné 1910-1930 et Delpire organise une grande exposition au CNP en 1991 et lui consacre un petit livret dans la collection «photo poche» (n°48). Les éditions La Lettre volée à Bruxelles publient en 2002 le catalogue d’une exposition qui s’est tenue au Mundameum de Mons. L’introduction écrite par Alain D’Hooghe en est remarquable.


             Marc et Norbert, les Gh(u)isoland                               
Un jour de 1969, Marc Ghuisoland trouva dans le grenier de la maison familiale des boîtes contenant des plaques photographiques. Il y en avait plus de quarante mille qu'il s'est mis patiemment à developper. Ces photos étaient celles qu'avait réalisées son grand-père, Norbert Ghisoland. Le nom de ce photographe (dont l'orthographe a varié au cours du siècle) est désormais reconnu. Plusieurs publications lui ont été consacrées qui ne tiennent pourtant compte que d'un nombre minime de photos. Il y a une raison à cela : le développement n'en est pas terminé.


Son petit-fils, photographe, raconte le début de cette fabuleuse histoire quand il était étudiant à La cambre à Bruxelles. « Le premier véritable choc survint le jour où Otto Steinert, grand photographe allemand devant l’Éternel, faisant à l'époque, courant 1970, déjà partie de l'histoire de la photo, vint nous rendre visite à La Cambre en temps que professeur extraordinaire... Notre Otto Steinert, à qui nous devions présenter nos petites images, fut on ne peut plus odieux : rien ne trouvait grâce à ses yeux, nous n'étions que de petits amateurs et le maître s'apprêtait à nous quitter, le rictus du mépris affiché sur ses germaniques lèvres...Quand soudain, je sortis, sans le savoir, l'arme secrète...Quatre photos de Norbert... La réaction d'Otto Steinert fut étonnante : il voulait absolument tout savoir de Norbert : je ne savais pratiquement rien de mon grand-père! ».




1.
le 6 novembre 2001
L'histoire des photos de Norbert Ghisoland, "revisitée" par son petit-fils, c'est-à-dire moi-même, commence aux environs de 1969, ma première année d'étude en photographie à la Cambre. Mon grand-père était mort en 1939, je suis né en 1949. Le grenier de la maison paternelle regorgeait de milliers de ses négatifs, sous forme de plaques de verre, mais pendant mon enfance, alors que mon propre père exerçait lui aussi le métier de photographe, jamais il ne m'était venu à l'idée d'explorer cet espace... On parlait du grand-père disparu comme d'un grand-père, et non comme d'un photographe.
C'est donc après la mort de mon père, fin 69, que j'ai sorti quelques plaques, au hasard, en les sélectionnant rapidement devant la lumière d'une lucarne du grenier, et que je les ai imprimées à la mode de l'époque: contact de format 10/15 entouré d'un immense bord blanc, format extérieur du papier photo 30/40.
A ce moment, je pensais m'amuser et n'imaginais pas un seul instant l'essor qu'allait prendre cette histoire... J'étais seulement abasourdi par le nombre de plaques : elles étaient stockées dans les petites boîtes en carton d'origine, numérotées. Les premiers numéros commençaient vers les 45 000 et les dernières finissaient vers les 85 000... Il y avait donc dans cette véritable caverne d'Ali Baba à peu près 40 000 plaques...(J'aurai ensuite l'explication de la non-présence des 45 000 premières plaques.)
Sitôt imprimées, sitôt montrées : le premier véritable choc survint le jour ou, Otto Steinert, grand photographe allemand devant l'Eternel, faisant à l'époque, courant 1970, déjà partie de l'histoire de la photo, vint nous rendre visite à La Cambre en temps que professeur extraordinaire... Faisaient partie des étudiants de l'époque quelques futures grandes pointures de la photo (Michel Vanden Eeckoudt, John Vink...). Notre Otto Steinert, à qui nous devions présenter nos petites images, fut on ne peut plus odieux : rien ne trouvait grâce à ses yeux, nous n'étions que de petits amateurs et le maître s'apprêtait à nous quitter, le rictus du mépris affiché sur ses germaniques lèvres...Quand soudain, je sortis, sans le savoir, l'arme secrète...Quatre photos de Norbert... La réaction d' Otto Steinert fut étonnante: Il voulait absolument tout savoir de Norbert : je ne savais pratiquement rien de mon grand-père!
Il tint à emporter un tirage , avec le nom, l' adresse, les dates...Et le rictus précédent faisait maintenant place à une vraie admiration...
Nous étions, mes petits camarades et moi-même, soufflés par le fait de nous faire voler la vedette par Norbert l'ancêtre...


2.
le 19 novembre 2001
Le second épisode commence avec la rencontre à La Cambre de Jacques Evrard, alors assistant au cours de typographie du professeur Lucien Deroeck.II venait surtout de recevoir le "prix de la vocation" en photographie, ce qui l'amena bientôt à devenir photographe professionnel lui-même. Il connaissait pas mal de monde dans le milieu de l'édition et de l'art et son enthousiasme pour les photos de Norbert déboucha presque naturellement sur le projet d'un livre aux éditions Jacques Damase... Jacques Damase possédait une importante galerie d'art à Paris, avec une succursale à Bruxelles. Il éditait en plus des livres d'art (Robert Delaunay, Braque, Picasso ...). Il eut le mérite d'être le premier à croire en Norbert qu'il présentait comme une espèce de douanier Rousseau de la photo. Ce fut mon premier vrai travail de sélection de négatifs: je donnai à voir aux deux Jacques, Evrard et Damase, une petite trois centaines d'images triées plutôt en raison de leur côté spectaculaire (déguisements, accessoires figurant dans l'image comme des vélos, sportifs en tenue...).
Si bien que ce livre, s'il a le mérite d'être la première vraie publication de Norbert, ne présente pas assez, à mes yeux, ce qui apparaîtra plus tard comme plus important et qui transparaît dans les plus simples images, dans les plus simples portraits : le rapport tendre et émouvant du photographe et de son modèle. La façon unique de "regarder" son sujet, qui fait qu'on reconnaît un "Norbert" d'un autre photographe de la même époque. Le livre, introuvable aujourd’hui, sortit en 1977.
Les critiques qui suivirent furent très bonnes. En particulier celle du journal "Le Monde", signée de l'écrivain Hervé Guibert, est une des plus belles qu'on ait jamais écrite sur mon grand-père :
"Les photos de Ghisoland sont vraiment étonnantes. Elles n’ont pas le seul intérêt kitsch des cartes postales de 1900 : elles ont une valeur historique et sociale. Car Ghisoland n’est pas le reproducteur du visage de la bourgeoisie. Ses clients sont des mineurs, de ces hommes au visage buté, impénétrables, à la fois fiers et modestes. Non pas photos d’identité sociale, mais photos-rêves et souvenirs pour lesquels on pose dans son costume favori, (…).
Photos de famille, portraits de groupes, photos d’enfants : il y a beaucoup à lire dans ces visages. La résignation, l’envie, la soumission, la peur d’une vie de qualité, mais aussi le plaisir de la séance de pose, de l’évasion sociale procurée par cette sorte de mascarade.(…)
Toutes ses photos d’ailleurs très belles ne font pas rire. Certaines ont l’émotion de drames sous-jacents. Pour une fois, le photographe n’a pas demandé de sourire. Derrière la céramique de la façade de sa boutique fumaient les grandes cheminées "
Et une image publiée ponctuait l’article : bel honneur pour Norbert, car le Monde de l’époque ne publiait pratiquement jamais de photos !
Pour ne citer qu'une autre critique, plus amusante, celle de Perez, dans Charlie Mensuel, avec publication de plusieurs images...

3.
le 28 novembre 2001
Comment et par qui ai-je rencontré Robert Delpire? Je ne m'en souviens plus: il est probable que ce soit également par l'entremise de l'ami Jacques Evrard, comme pour Jacques Damase.En tout cas, bien avant la parution du premier livre de la célèbre collection "Photo Poche", Robert Delpire me demandait UNE photo de Norbert qui participerait à l' exposition "Dog Show", courant décembre 1980, galerie "Nouvel Observateur- Delpire" à Paris! Ce fut le premier contact avec ce grand monsieur de la photo, célèbre éditeur de livres extraordinaires. Pour n'en citer qu'un, "Flagrants Délits" de Cartier-Bresson publié en 1968.
En 1981, suite au changement de régime en France et à l'avènement de François Mitterrand, Jack Lang étant nommé ministre de la Culture, Robert Delpire devint officiellement ce qu'il était déjà officieusement en France : Monsieur Photo! Il fut nommé directeur du Centre National de la Photographie (le CNP) et obtint alors en grande partie les moyens de ses ambitions. Ce fut, entre autres projets ambitieux, le début de la fameuse collection "Photo Poche": Ces petits livres au format de poche (comme le nom de la collection l'indique...) avait ( et a toujours!) "l'ambition d'offrir des livres de photographies soigneusement imprimés, maniables par leur format, accessibles par leur prix, à tous ceux que passionne un moyen d'expression dont on reconnaît l'importance..."
Dès avant la sortie du premier livre de la collection (Nadar, en 1983), Mr. Delpire me demandait d'effectuer le tirage de ...1000 négatifs de Norbert et de lui soumettre les contacts ainsi réalisés... Je plongeai alors à coeur joie dans les plaques du grand-père, sans me soucier en rien de respecter l'ordre impeccable de son propre rangement dans le grenier... Les milliers de négatifs étaient ordonnés par ordre chronologique, attendant avec humilité et confiance celui qui viendrait les sortir de leur torpeur...En quelques semaines, je foutus un invraisemblable bordel dans ce "sanctuaire", mélangeant allègrement les plaques, cherchant à gauche puis à droite, comme un jeune chiot qui n'a pas de cervelle... Je me contentai, comme pour le précédent livre de Damase, de sélectionner les plaques à "l'examen fenêtre", mais pour trouver 1000 images intéressantes, j'en remuai 10000... et hélas, je ne les remis évidemment pas en place...
Heureusement, le grand-père avait probablement prévu le coup, se doutant qu'un petit-fils indigne allait agir sans discernement: chaque plaque était numérotée manuellement, le numéro se retrouvant même en plus dans l'image positive ( il figure en tout petit dans la photo, très peu visible pour ne pas "déranger" l'image) et il sera possible, après coup, de remettre de l'ordre là-dedans...( ça, ce sera le rôle de mes enfants... ou, si cela tente quelques admirateurs ou admiratrices du grand-père, on engage...)
Après ce travail de titan, (le contact des 1000 négatifs), je me vois encore aller à Paris, accompagné de mon ami Jean-Marie Mahieu, grand peintre devant l'Eternel, en voiture vu le poids des 1000 photos: ce devait être en 1982. Reçus par Robert Delpire, dans ses bureaux de la Manufacture des Gobelins qui abritait alors le CNP: ma première rencontre avec lui, en chair et en os... Et sa promesse de publier Norbert Ghisoland dans la future collection qui allait voir le jour un an plus tard.
Quand en 1983, je vis le premier livre sur le célébrissime Nadar, préface de André Jammes, je me dis que peut-être Robert Delpire ne tiendrait pas ses promesses...
Il ne me semblait pas que le modeste Norbert, sans vanité créatrice aucune, pourrait un jour tutoyer le grand Nadar...


4.
le 12 décembre 2001
C'est également en cette année 1983 qu'une photo de Norbert était choisie par Sarah Moon dans le cadre de l'émission de télévision "Une minute pour une image" sur FR3 (émission d'Agnès Varda ), et publiée le même jour dans le quotidien "Libération".Ensuite le vide intersidéral... pour quelques années... Jusqu'en 1989, année de la sortie de la trilogie "Histoire de Voir" dans la collection "Photo Poche" constituant les numéros 40, 41 et 42 de la dite collection.
Ces 3 volumes reprenaient 180 photos, donc 180 photographes, préface de ... Robert Delpire :"...Nous sommes conscients de l'arbitraire d'une sélection nécessairement partielle, et donc délibérément partiale, mais ces trois petits volumes doivent permettre aux passionnés de jouer avec des éléments de cette mosaïque et de reconstituer le parcours d'un art qui a bouleversé notre façon de voir. En bref, cette "Histoire de Voir" n'a d'autre but que d'inciter à voir."
Ghisoland était donc rentré dans une histoire de la photo ... si ce ne n'était encore dans l' "Histoire de la Photo"... Il figurait en page 48 du troisième livre, coincé entre Lewis W. Hine et Martin Chambi. Coincé entre le photographe nord-américain champion du témoignage social, Hine, et le sud-américain "anthropologue involontaire" — on reparlera ensuite de cette expression — Chambi, Norbert était vraiment à sa place !
Dans le texte accompagnant l'image publiée, Michel Frizot écrivait : "...les photos de Ghisoland sont autant de fiches ethnographiques qui racontent les vérités et les mensonges de destins austères, avec une téméraire sincérité confrontée à l'implacable miroir de la photographie..."
A cette époque, j'étais déjà satisfait de la présence de Norbert dans cette publication en compagnie de tous les "Grands" (pour n'en citer que quelques- uns: Paul Strand, Man Ray, Weston, Niepce, Brassaï, Avedon ... j'en passe et des meilleurs!). Et je me disais, n'ayant plus spécialement de nouvelles de Robert Delpire depuis 1983, que c'était cela qu'il avait choisi de faire avec les 1000 contacts apportés à Paris et que ce n'était finalement pas si mal ...
Ce n'est qu'un an plus tard, en 1990, à la réception du contrat concernant les droits d'auteur (par ailleurs très modestes, n'allez pas imaginer que...) du futur Photo Poche, que je compris que Robert Delpire était homme de parole. Oui, il y aurait bien une monographie "Norbert Ghisoland", oui, le numéro 48 de la célèbre collection lui serait bien consacré, à lui, rien qu'à lui !


5.
le 27 décembre 2001
C’est en janvier 1991 que je reçus un fax laconique en provenance du CNP (Centre National de la Photographie), signé par Robert Delpire : " Merci de me faire parvenir 55 tirages encadrés de dimensions 50/60 cm et 15 tirages de 1m sur 1.25m. en vue de l’exposition prévue juin 1991 au Palais de Tokyo, musée de la Ville de Paris ". Les références des tirages choisis étaient indiquées…D’abord, l’incompréhension : une expo Norbert prévue à Paris ? À lui tout seul ? Un rapide calcul ensuite : si j’étais amené à fournir ces tirages, dans les dimensions demandées, dans une qualité expo, le budget avoisinerait les 800.000 FB… Il fallait donc demander des explications à Robert Delpire et voir ce qui était envisageable…J’étais évidement incapable d’investir une telle somme…
Après un échange téléphonique, j’appris donc : qu’une importante exposition, rétrospective sur la photographie belge, était prévue juin 1991 au Palais de Tokyo ; que mon grand-père se taillait la part du lion en occupant à lui seul la plus grande salle du musée ; que l’autre photographe belge bien représenté était Léonard Misonne ; que tous les autres photographes présents exposeraient chacun une seule image ; que, cerise sur le gâteau, la sortie du Photo-Poche consacré à Norbert sortirait officiellement le soir du vernissage ; que si je n’étais pas prêt à financer moi-même l’exposition pour des raisons bassement matérielles, et bien il suffisait que j’amène les négatifs choisis à Paris et un laboratoire parisien effectuerait les tirages ; que, dans ce cas, les tirages exposés ne m’appartiendraient pas, mais resteraient la propriété du Centre National de la Photographie. Et bien sûr, que je récupérais les plaques, une fois les tirages effectués.
Me voilà donc reparti à Paris, mes 70 plaques en verre sous le bras pour les confier à Mr. Delpire.. Et puis l’attente, avec toujours un léger sentiment d’inquiétude au cœur…Et si cela n’aboutissait pas ? Est-ce que Norbert méritait bien tout ce qui se tramait ?
La réponse par une invitation reçue fin mai1991 : "Jack Lang, ministre de la Culture et de la Communication, vous invite au vernissage de l’exposition NORBERT GHISOLAND ".
Le soir du vernissage, lorsque je débarquai à Paris, dans la cadre majestueux du Palais de Tokyo, que je vis les affiches extérieures sur les trottoirs du palais, avec une photo géante d’une petite communiante framerisoise, avec le nom en grand de NORBERT GHISOLAND, que je vis dans la salle qui lui était consacrée, les 70 tirages superbes et émouvants de ces borains fiers et tendres à la fois…émotion, émotion, quand tu nous tiens…
Et avant le vernissage officiel, avant la présentation du Photo-Poche, l’entrevue avec Robert Delpire, mes remerciements pour tout ce qu’il avait fait pour mon grand-père, mais aussi mon étonnement pour cette consécration et pour l’importance qu’il avait donnée à Norbert … Pourquoi lui ? Et sa réponse que je savoure encore aujourd’hui : " Vous savez, dans Photo-Poche, nous voulons illustrer chaque aspect de la photographie, et pour chaque aspect, nous essayons de montrer le meilleur…et votre grand-père, dans son domaine qui est la photographie de studio, et bien nous trouvons que c’est le meilleur… "
Et cette autre confession : "Lorsque nous sortons un Photo-Poche, nous sommes aidés par des sponsors, qui doivent être consultés avant la sélection des auteurs pour obtenir leur feu vert ; parfois, il faut se battre pour imposer notre choix… Pour votre grand-père, c’est certainement celui avec lequel nous avons eu le moins de mal …L’accord des sponsors coula de source… "
Et puis, le ravissement de me couler parmi les spectateurs parisiens, un soir de vernissage, et d’entendre leurs réflexions, de voir leurs sourires…mi amusés, mi émus devant ces photos d’un autre temps…




6.
le 21 janvier 2002
Quelques jours après le début de l’expo, il y eut les premières critiques dans la presse, et pas n’importe laquelle, puisque Libération, Le Monde, Le Soir, l’International Herald Tribune, y allèrent tous de leurs louanges, pour ne citer que les principaux.
Entre autres réactions, je me souviens du coup de téléphone ému d’un ami de mon grand-père, un monsieur déjà âgé, protestant convaincu comme Norbert, découvrant stupéfait par l’article du Soir, un côté qu’il n’imaginait pas du tout de son camarade : " Et dire que c’était un artiste, et que je ne le savais pas ".
Les retombées locales furent aussi diverses qu’amusantes…Il était évident que la priorité des priorités était d’aller à Paris voir l’exposition. Parents, amis, famille, protestants du cru, tous se mobilisèrent et sous l’instigation d’un ami entreprenant, Herman Pardonge, un bus fut affrété et voilà tout notre petit monde borain parti dans la capitale VOIR NORBERT…
Parmi nous, représentant le conseil communal de Frameries "alerté" par la toute récente renommée de Norbert, prit place la gentille Madame Bleu. Cela s’avéra important par la suite.
Et voilà donc notre vaillante petite troupe débarquant au Palais de Tokyo après un voyage sans histoire ( mais il s’en fallut de peu qu’on ne chante quelques cantiques…), s’étonnant de ne pas devoir payer l’entrée ( Robert Delpire avait veillé lui même à bien nous accueillir.)
Et qui de s’extasier sur l’ampleur de l’exposition, sur la qualité et la dimension majestueuse des tirages, qui de reconnaître le visage d’un parent ou d’un ami photographié, qui de sourire devant la jeune fille à la jalousie dans l’œil veillant sur son petit chien…
Après quelque temps, je fus contacté par Didier Donfut, jeune bourgmestre de Frameries, qui me demanda s’il était possible de faire venir l’exposition… à Frameries. L’expo ne m’appartenant pas, pour des raisons déjà expliquées, il fallait donc demander l’accord de Robert Delpire. Aussitôt dit, aussitôt fait.
Et voilà, en 1992, l’exposition débarquant à la Maison Du Peuple de Frameries. Cette fois, ce furent les Framerisous eux-mêmes qui vinrent contempler leurs aïeux. Et la télévision locale qui s’amusa à retrouver le Monsieur qui figurait en petit garçon sur une jolie photo d’enfants habillés en mariés, tout fier de poser septante ans plus tard devant sa propre image.
Après un mois de présence à Frameries, l’exposition repartit à Paris… Et puis, quelques mois plus tard, s’apercevant de la place qu’avait pris Norbert dans les esprits locaux et de la publicité indirecte qu’on pouvait en espérer, le conseil communal décida à l’unanimité, chose assez rare dans la vie politique locale, de racheter au CNP l’exposition, d’organiser son retour, et de l’exposer à demeure dans les nouveaux locaux administratifs de la maison communale. Elle y est toujours à l’heure actuelle.



7.
le 26 février 2002
C’est en 1994 qu’ on peut dire que Norbert est entré "officiellement" dans l’histoire de la photo : double présence dans les deux grandes encyclopédies de la photographie publiées cette année, "Le Dictionnaire Mondial de la Photographie de Larousse" et "La Nouvelle Histoire de la Photographie aux éditions Bordas".
C’est peu après qu’apparaît dans cette saga un jeune homme qui va tenter l’impossible et qui, par son enthousiasme y parviendra … presque : il s’agit de Vincent Algrain qui va tomber littéralement amoureux de l’œuvre de mon grand-père.
C’est mon ami Samuel Delcroix, photographe, enseignant la photo dans une école de promotion sociale à Jemappes qui lui fit d’abord découvrir Norbert dans le cadre de ses cours. Vincent étudiait la photo alors qu’il terminait en même temps des études de bibliothécaire. Pour l’obtention de son mémoire, il faisait un stage au Mundaneum à Mons.
Le Mundaneum avait été fondé en 1895 par deux avocats bruxellois, Paul Otlet et Henri La Fontaine animés par des idéaux de paix et d’humanisme. Leur but : créer un répertoire bibliographique universel qui aurait rassemblé les notices de tous les ouvrages parus dans le monde sur tous les sujets et à toutes les époques … Son installation à Mons date du début des années 1990.
C’est probablement cette double casquette, à la fois photographe et bibliothécaire, qui donna l’idée à Vincent Algrain de proposer au Mundaneum l’archivage du travail complet de Norbert.
Le Mundaneum qui n’en était pas à une utopie près, puisque fondé lui même sur une utopie, accepta de jouer le jeu en la personne de son directeur, Jean-Pol Deplus. Mais le travail aurait été considérable : il fallait scanner plus ou moins 40 000 plaques, les répertorier, trouver un modus operandi pour la classification …
Il fallait donc de la main d’œuvre et … des sous.
Il nous semblait, à Vincent et à moi, que l’intérêt provoqué par les premières images diffusées, alors qu’on en avait à peine exploité un dixième, était tel que l'on pouvait espérer une réaction positive des "édiles locaux " …
Et à ma demande, une réunion fut organisée au Mundaneum, regroupant outre Didier Donfut, bourgmestre de Frameries, quelques amis influents dans le monde de l’art et de la politique, la direction du Munda, Vincent Algrain et moi-même.
La mayonnaise sembla prendre : tout le monde convenait qu’il fallait faire quelque chose, et l’idée générale qui se dégagea fut la suivante : créer une ASBL " Norbert Ghisoland " qui pouvait servir d’interlocuteur officiel; Vincent serait engagé comme bibliothécaire par la commune de Frameries; il serait détaché un ou deux jours par semaine au Munda pour le travail d’archivage ; le Munda offrant ses locaux et son matériel. En plus ou moins deux ans, on pouvait avoir fini le travail, tremplin pour une exploitation future de l’œuvre du grand-père.
L’ASBL "Fondation Norbert Ghisoland " fut fondée … Première étape.
À ce jour, plusieurs années après cette réunion, rien de ce qui avait été convenu ne s'est réalisé… pas de deuxième étape.
Par contre, la relation " Munda &Norbert " créée à cette occasion déboucha sur une solide et belle exposition dans les locaux du Mundaneum à l’occasion du festival du Film d’Amour à Mons en l’an 2000 ; "Liaisons Amoureuses", organisée par Vincent Algrain, avec l’aide pour la sélection des images, de Samuel Delcroix et de votre serviteur.
Le cadre merveilleux et un peu austère du Munda (à découvrir absolument pour ceux qui ne connaissent pas) convenait parfaitement aux photos de Norbert.


8.
le 15 avril 2002
Courant 2001, Vincent Algrain, toujours lui, eut l’idée de "relancer la machine" par le biais d’un appel à la population locale : "Avez-vous des Norbert Ghisoland" ?
Par voie de presse et par télévision interposée, une campagne fut organisée en vue de tenter de retrouver les images les plus anciennes pour lesquelles les négatifs avaient disparu.
Voici donc le moment d’expliquer la non-présence des 45.000 premières plaques…
(En effet, la numérotation des négatifs en ma possession commence à plus ou moins 45.000 et se termine vers 90.000) Qu'étaient-elles donc devenues ces 45.000 premières plaques datant, en fait, de 1900 à 1915 ?
L’histoire qui me fut relatée par ma mère est la suivante : au début des années 50, de graves inondations eurent lieu en Hollande. Un appel fut lancé pour collecter du verre afin de le refondre (?) et mon père crut bien faire de se débarrasser des plus anciennes plaques ; Il faisait coup double : d’un côté une " bonne œuvre ", de l’autre côté, place nette dans le grenier familial…
Vincent Algrain présenta son projet d’exposition à la Fondation Roi Baudouin, sur base des photos récoltées parmi la population: il obtint un premier prix dans le cadre d’un concours intitulé "Passé recomposé".
Le Mundaneum, de nouveau lui, fut de suite prêt à " réembrayer ", et nous voici repartis pour une nouvelle expo intitulée : " Du grenier au musée ", organisée par Vincent et prévue juin 2002. Des centaines de photos ont à ce jour été récoltées, soit prêtées, soit gentiment cédées par les habitants de Frameries et des environs.
Henri Goffin, nouveau directeur du Mundaneum décida de demander à celui que l’on pourrait appeler le "Monsieur Photo Belge", Alain D’Hooghe un texte pour préfacer la future exposition … et c’est de nouveau la belle histoire qui recommence … Alain veut faire plus !
Il connaît bien le travail de Norbert et s’étonne, à juste titre à mon avis, que rien de bien enthousiasmant n’ait été entrepris jusqu’à présent en Belgique par ceux qui en avaient le pouvoir. À part — il y a bien longtemps, en 1979 — une jolie expo organisée par Laurent Busine, faisant se côtoyer Norbert et Henri Evenepoel, c’est par la France — d’abord par Jacques Damase, ensuite et surtout par Robert Delpire — que son "œuvre" a été mise à l’honneur.
Avec son enthousiasme et son talent de créateur d’exposition, avec la collaboration efficace du Munda en la personne d’Henri Goffin, Alain va donc se lancer dans un nouveau challenge : mettre sur pied une nouvelle "grande" exposition sur Norbert, en sélectionnant parmi des milliers de plaques non encore vues "la substantifique moelle"… exposition prévue en juin 2002.
À cela s’ajoute l’édition d’un livre nouveau, une espèce de "somme" consacrée à Norbert, dans la collection "Vu d’Ici", avec la collaboration du Ministère de la Culture Française : sortie du livre prévue en même temps que le vernissage de l’expo.
Et ce n’est pas fini : Alain D’Hooghe, toujours lui, se met à rêver de confronter Norbert avec ses pairs. En effet, de par le monde, d’autres photographes à la même époque ont à peu près la même démarche que lui. On pense au Péruvien Martin Chambi, au Malien Seidoum Keita et à bien d’autres encore.
Et voilà la troisième exposition mise sur pied . Son titre en résume bien l’esprit : "Alter Ego, Anthropologies involontaires".
Cerise sur le déjà gros gâteau, Robert Delpire, le fidèle découvreur de Norbert, s’engage, séduit par la démarche d’Alain, à éditer un livre sur cette dernière expo !
Le vernissage de cette future triple présentation ayant Norbert comme pivot se fera le jeudi 27 juin 2002, à la fois au Mundaneum, et en même temps qu'en la Salle Saint-Georges, Grand Place de Mons.



9.



le 14 octobre 2002
Quelques jours avant le vernissage de l'exposition, j'eus une visite remarquable à mon magasin de Frameries.
Nous avions choisi, Alain D'Hooghe et moi, comme photo pour l'affiche, celle de la petite fille aux longs cheveux accompagnée de son chien, un Lassie aux "longs cheveux" presque identiques à ceux de sa maîtresse. Nous avions dû un tout petit peu "lutter" pour imposer notre choix, car le staff du Mundaneum, son directeur Henri Goffin en tête, aurait préféré une image plus "comique", moins "délicate" (lutteur, groupe de jeunes hommes en borsalino...). Finalement, notre choix avait prévalu. Moi, ça n'est pas difficile, cette petite fille au chien, c'est selon moi une des plus belles images de Norbert.
Alors que la campagne d'affichage pour l'expo battait son plein, que l'affiche était omniprésente, bien sûr à Mons, mais aussi partout en Belgique, le lundi 17 juin, une dame "bien mise" fait la file, attend patiemment son tour:
"Vous êtes Monsieur Ghuisoland?"
Après acquiescement de ma part, cette dame sort de son sac un petit cadre ovale contenant l'image sépia de...la petite fille au chien!
"Mais Madame, comment avez-vous cette photo?"
Il faut dire que je n'ai jamais vu l'original de cette image, puisque c'est d'après le négatif dormant dans mon grenier depuis plus de septante ans que la petite fille au chien est "ressortie de l'ombre"...
Et la réponse de cette dame: "C'est ma maman" "Si vous saviez, l'émotion quand j'ai vu ma maman partout!"
Et sa voix qui se brise, et moi qui suis plus ému qu'elle encore...et les autres clients qui attendent et qui n'en ont rien à cirer. On voudrait que le temps s'arrête pour comprendre, connaître. Vite son nom, son adresse. Je vous invite à l'expo, au vernissage! Et elle est venue avec ses deux filles, toujours aussi émue, mais fière de cette nouvelle vie que retrouvait sa maman par image interposée.
Je lui ai promis un tirage actuel de cette photo, c'était bien le moins que je puisse faire.
Et nous voici le soir du mercredi 19 juin pour la "petite première" au Mundaneum!
C'est le pré-vernissage, qui réunit les prêteurs, donateurs, et les sponsors. Une petite assemblée donc, pour une réunion plus intime qu'un vernissage habituel. Les gens sont venus en famille, espérant retrouver parmi les centaines de photos exposées au rez-de-chaussée, leurs photos, c'est-à-dire
les photos qu'ils ont prêtées.
Plein d'émotion...Jusqu'au cameraman de la télévision locale qui faisant son tour, caméra à l'épaule, tombe sur une photo de ses oncles et tantes, datant d'avant la naissance de sa mère, une image qu'il ne connaît pas. Il lui faudra du temps pour recommencer à filmer...
Le vieux monsieur qui retrouve sa photo, bébé joufflu sur peau de mouton, exposée un peu trop bas pour lui …
Une dame qui reconnaît son papa à l'âge de 12 ans, une cigarette à la main et qui explique que, étant l'aîné des enfants et descendant déjà au fond de la mine, il était le seul à avoir sa ration de viande et à pouvoir fumer… 

Courtesy from http://www.lautresite.com/new/edition/carnets/1_norbert/index.htm







Un livre très élégant contenant de nombreuses photos a été édité à l'occasion de l'exposition des oeuvres de Norbert Ghisoland au Botanique (Bruxelles). 
Il est disponible au magasin de Marc Ghuisoland, rues des alliés à Frameries.

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