Le combat de Gilles de Chin et du dragon



  LÉGENDE DE GILLES DE CHIN

   Par Joseph Delmelle.

   Fédération du Tourisme 1986.



   Héros d'une des légendes les plus caractéristiques et les plus vivaces du Hainaut, Gilles de Chin appartient aussi à l'histoire. Ses aventures ont été contées, entre 1230 et 1250, par Gauthier de Tournai dont la « Canchon Monsignor » se basait, de son propre aveu, sur un récit de Gautier li Cordier. Né peut-être à Chin - village du Tournaisis jumelé avec celui de Ramegnies , Gilles de Chin, de Berlaymont, de Chièvres, de Sars et de Wasmes est cité, dans trois actes authentiques de 1123, à propos d'une donation faite à l'abbaye de Saint-Ghislain, par son père Gonthier et par lui-même de terres situées à Wasmes.

   Le plus crédible des anciens chroniqueurs hennuyers, Gislebert, nous apprend qu'il figurait au nombre des compagnons d'armes et des conseillers du comte de Hainaut Baudouin IV, dit le Bâtisseur. Ayant participé à la croisade, il épousa Ida (ou Eva) de Chièvres, participa à la guerre contre le Brabant et fut tué en 1137, vraisemblablement le 12 août, à Bouchain ou à Rollecourt, en Ostrevant. Inhumé dans le cloître de l'abbaye de Saint-Ghislain, son mausolée - avec gisant - a été transféré à Mons, à la fin du XVIIIème siècle, et placé dans l'ancienne chapelle castrale Saint-Calixte où il est n'est actuellement plus visible.

   Apparemment, c'est au XVIème siècle que les moines de Saint-Ghislain auraient propagé la légende de Gilles de Chin. Ce récit, mythique et les éléments de biographie qui nous sont fournis par Gauthier de Tournai nous permettent d'évoquer la figure de ce chevalier sans peur et sans reproche.



   Jeune homme, Gilles de Chin participe à différents tournois, s'y distingue et lie connaissance avec une de ses admiratrices, la comtesse de Duras, qui est mariée. « La comtesse est à son balcon avec ses demoiselles ; elle s'appuie au pilier (selon Gauthier de Tournai). Elle est vêtue d'un bliaut simple, ses tresses éparses pour la chaleur, déshabillée et sans guimpe, très jeune encore, car elle n'a pas dix-huit ans... Une étincelle la touche au coeur sous la mamelle et la fait frémir de tout son corps, changer de couleur et pâlir... ».

   Nous sommes alors vers 1130 et une bête monstrueuse, qui a son repaire dans les marais de Wasmes, sème la crainte dans le Borinage. Cette bête fantastique, nul ne l'a vue. Est-ce un dragon ou un serpent immonde ? Elle s'attaque à tout qui se présente sur son passage. Et elle dévore ses victimes !



   Un jour, Gilles apprend l'existence de ce monstre qui se serait emparé d'une petite fille de Wasmes, une « pucelette » de 4 ou 5 ans, qu'il retiendrait captive dans son antre.



   Le chevalier prend la décision d'attaquer la bête. Il invoque, avant d'entreprendre son expédition vengeresse, Notre-Dame et lui demande de guider son bras. Fortifié par l'assurance qu'il sortira vainqueur du combat, il se met en route. Il est seul, à cheval, armé peut-être d'une lance mais sûrement d'une épée, seconde « Durendal ». Et il se dirige vers les marais de la Haine où, voici des millénaires, se sont enlisés ces énormes mastodontes : les iguanodons, dont les squelettes ont été retrouvés dans une mine de Bernissart.



   Les péripéties du combat peuvent s'imaginer. Gilles, arrivé au coeur du terrain spongieux, scrute l'horizon mais, flairant une présence humaine, l'horrible dragon - car c'en est un, crachant un feu d'enfer ! - ne tarde pas à sortir de sa retraite. Le cheval de notre héros se cabre mais Gilles, qui fait taire sa propre peur, a tôt fait de le calmer.

   Et c'est de flanc, pour se tenir à l'abri de la fournaise qui s'identifie à la gueule de la terrible bête, qu'il attaque celle-ci, enfonce sa lance, à plusieurs reprises, entre ses rudes écailles. Lourde et perdant du sang en abondance, l'affreuse créature tourne sur elle-même mais le cavalier suit le mouvement et s'obstine à harceler le corps du monstre féroce qui s'épuise. Combien de temps dure cette lutte ? Qu'importe ! Avant que le soir tombe, l'étrange animal, épuisé, à bout de souffle, quasiment exsangue, reste plaqué au sol. Il vit encore. Gilles descend alors de cheval et l'achève à l'épée avant de lui trancher la tête, qu'il ramènera en guise de trophée.

   Mais, la bête morte, il s'empresse, d'abord, de chercher sa retraite. Elle n'est pas loin. C'est une sorte de grotte. La « pucelette » s'y trouve. L'enfant déguenillée sourit à son sauveur qui la place en croupe sur son cheval et la ramène à Wasmes, où on fait fête au libérateur et à la libérée. Les manants du lieu sont désormais délivrés de leurs craintes et, dès le lendemain, se rendront à Mons afin de remettre, au comte, la tête du dragon.
   
   Le preux Gilles de Chin épousera-t-il, plus tard, la « pucelette » et celle-ci lui donnera-t-elle de nombreux enfants ? La légende ne répond pas à cette question. Selon certains auteurs, l'exploit du preux chevalier serait à l'origine, d'une part, du Combat dit "Lumeçon" qui se déroule à Mons le dimanche de la Trinité, et, d'autre part, du Tour de Wasmes, ou Procession dite de la « Pucelette », qui sort le mardi de la Pentecôte.


Le combat de Gilles de Chin et du dragon, un processus d’individuation. 
Gilles VERTENEUIL. 
Psychanalyste. Membre de la SBPA 
Copyright Gilles Verteneuil.  


« Processus » et « individuation » sont importants dans la psychologie de JUNG. 
L’individuation désigne, pour JUNG, « le processus par lequel un être devient un « in-dividu » psychologique, c’est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité », « devenir un être réellement individuel dans notre unicité la plus intime ». Individu veut dire qui ne peut être divisé. 
Ce principe de réalisation de soi, de son unicité est inscrite en chaque être humain. Quelque chose en nous, que JUNG a appelé le Soi, nous y incite. Le Soi, à ne pas confondre avec le Moi, limité au champ de notre conscience, est le but de la vie psychique. S’individuer est donc intégrer ce qui avait dû se différencier, c’est élargir le champ de sa conscience. « Processus » indique la transformation, le cheminement progressifs et aux cours changeants. 
L’individuation ne répond ainsi, jamais, à une sorte de loi du tout ou rien, mais suit une évolution qui parfois s’accélère,se ralentit, semble stagner, voire régresser mais tend inexorablement vers la réalisation de notre Soi. 
Il convient de vous préciser, avant de rentrer dans le vif de notre sujet, que mes propos seront ceux d’un psychologue. Si des faits historiques sont mentionnés, je ne suis pas historien, ni local ni autre, si le personnage de la Vierge Marie est mentionné et commenté, je ne suis nullement théologien non plus. Ma démarche ne vise qu’à tenter de comprendre avec vous ce qui, dans la vie psychique d’êtres humains, a pu susciter l’émergence de tels personnages, dans leurs caractéristiques et non dans leur fonction au sein d’une confession. Mon rôle se limite à cela, qu’il n’y ait point de méprise à ce sujet. 
Au XIIème siècle, le seigneur Gilles de Chin délivra la population de Wasmes d’un horrible dragon qui dévastait la région. Pour calmer sa fureur, la population lui livrait chaque année une petite fille pucelle ou pucelette en offrande à ses appétits dévastateurs. Après s’être recueilli et avoir invoqué la Vierge Marie, il partit sous sa protection vaincre le dragon et délivrer la dernière pucelette qui avait été livrée au monstre. Chaque année, cette victoire et cette délivrance sont célébrées à Wasmes lors des fêtes de la Pentecôte, plus particulièrement le mardi où la petite fille est promenée en procession dans les rues décorées et fleuries du village. Un certain Gilles-Joseph de BOUSSU décrit le combat dans son « Histoire Admirable de Notre Dame de Wasmes » parue vers 1730. Voilà comment nous est parvenue la légende, habillée de ces décors et personnages depuis le XVIIIème siècle. « Une bête effroyable, un monstre d’une grandeur énorme désoloit le pays et le rendoit désert par ses courses affamées et ses hurlements épouvantables :il ne sortoit de son trou, qui se voit encore dans Wasmes que pour s’élancer sur quelques bestiaux ou quelques voyageurs pour en faire sa proie et sa nourriture, en les dévorant d’une gueule écumante de sang et de rage. Tout le monde fuyoit ces environs, de sorte que ce pays estoit dans la plus triste de toutes les consternations lorsqu’un généreux Cavalier nommé Gilles de Chin, Chambellan de Bauduin IV, Comte de Hainaut, inspiré de Dieu, prit la résolution de combattre ce monstre cruel et carnacier. » Après palabres et premier refus du Comte, il habitua aides, chevaux et chiens au combat puis partit de Mons pour aller combattre la bête monstrueuse « qui avait la similitude d’un dragon, selon les historiens » nous dit l’auteur. Il poursuit : »Mais quoique Chin fut d’un courage intrépide et d’une vertu militaire à l’épreuve de tout événement, il ne se reposa pas tant sur son adresse et sur la force de son bras, qu’il ne mit sa principale confiance en Dieu et en la Très Sainte-Vierge :il passe près de sa chapelle à Wasmes, il y entre et après s’être prosterné au pied de son autel, il adresse à Dieu sa prière, le conjure par l’intercession de sa divine mère, de le ramener vainqueur du combat… Sortant de la chapelle, volant avec rapidité vers l’antre affreux où ce monstre avoit sa retraite. Ils ne la cherchèrent pas longtemps,cette bête flairoit de loin ; elle tenoit, selon quelques auteurs, dans son trou, une jeune fille qu’elle alloit dévorer, quand à la vue de cette petite troupe de Cavaliers, ce monstre abandonne sa proie et d’un vol rapide va droit à eux pour en faire un carnage effroyable … Il bondit de rage, il bat des ailes, il revient, il tache de surprendre la troupe, il tourne de tous les côtés. Chin s’en approche, la bête lui jette des regards affreux ; elle vient à lui, le combat commence ; le monstre est repoussé : de colère il frappe la terre à grands coups de sa queue massive ; il revient à la charge, il s’élance avec furie sur la troupe, étrangle quelques chiens, terrasse quelques chevaux ; la victoire paroit incertaine. Gilles de Chin lève les yeux au ciel, il appelle la Sainte Vierge à son secours et dans ce moment assisté d’elle et animé surnaturellement, il enfonce sa lance dans la gueule ouverte de ce monstre qui fondoit sur lui et lui porte un coup si rude qu’il lui perce la gorge d’outre en outre… Le Dragon vaincu tombe et parmi des hurlements épouvantables dont tous les environs retentissent,il expire dans son sang, par sa mort délivre le pays du plus triste de tous les spectacles. » 

Des histoires de dragon nous en connaissons d’autres, partageant, notamment, avec celle de Wasmes l’offrande de chair fraîche qui lui est faite de manière cyclique. Ainsi, par exemple, le conte des « Deux frères » retranscrit par les frères Grimm. Aux portes de la ville, il y a une haute montagne où habite un dragon ; tousles ans il faut lui donner une vierge, faute de quoi il dévaste tout le pays. On lui a déjà livré toutes les vierges, il ne reste plus personne que la fille du roi. Tous ceux qui ont essayé de tuer le dragon y ont laissé la vie. C’est un des deux frères, chasseur et bientôt héros de son état, qui, après s’être recueilli aussi dans une chapelle, le tuera, épousera la princesse et héritera du royaume. 

A Bordeaux, Poitiers, Tarascon (pays de la bête appelée Tarasque, apprivoisée par Ste Marthe), le monstre dévorait une vierge par jour. « La férocité aquatique – nous allons y venir tout à l’heure – et dévorante, va se populariser, écrit Gilbert DURAND, dans tous les Bestiaires médiévaux sous la forme de fabuleux coquatrix et des innombrables cocadrilles et cocodrilles de nos campagnes. » Dans le Nord de la France on l’appelle Bouzouc, que les montois ont appelé Doudou. On retrouve le terme dragon dans l’italien drago, l’anglais dragon, l’allemand Drache ;il vient du grec « drakôn » qui signifie quelque chose ayant trait au regard, à la vision. Le terme Drac est associé à plusieurs noms de rivières en France. Il est intéressant de noter qu’en différents endroits du monde, des histoires semblables se sont tissées, que des thèmes centraux et des créatures reconnaissables en ont soutenu le fil conducteur. Nous reparlerons de ces éléments tout à l’heure mais, dès à présent, il me paraît utile et important de tenter de cerner ce qui, dans le psychisme humain, peut être à la source de ces contes et légendes. 
Nous savons depuis très longtemps mais surtout, pour faire simple, depuis les travaux de Sigmund FREUD, qu’à côté de notre conscience il existe un autre champ bien vaste, celui d’un inconscient. Sa partie personnelle, ou « ombre » est composée de ce que nous ne voulons pas être, de ce que nous ne voulons pas voir accéder ou revenir dans le champ de notre conscience. Si FREUD limitait la notion d’inconscient à cette part personnelle, Carl Gustav JUNG dégagea l’existence d’une part collective de notre inconscient, celle qui se transmet de génération en génération d’êtres humains, y inscrivant à chaque fois son passage comme le maçon marquait sa pierre, marque tout aussi signifiante qu’insignifiante en regard de la cathédrale. Cet inconscient collectif est comme une matrice du développement psychologique de l’humanité, ce qui fait de nous, psychologiquement des êtres humains et pas n’importe quoi d’autre, au même titre que nos instincts nous font faire les gestes, entreprendre les comportements qui assurent nutrition, reproduction ou encore survie sans que ceux-ci n’aient jamais été nécessairement appris. Au sein de cet inconscient collectif, un système énergétique est à la base de nos pensées, de nos images, de nos fonctionnements d’êtres humains. Ces noyaux énergétiques ou archétypes, communs à l’humanité tout entière mais dont les expressions, les manifestations, les « concrétisations », - en langage jungien nous parlerons de constellations -deviendront davantage spécifiques à tel individu, à tel groupe d’individus selon son vécu personnel, son appartenance ethnique ou géographique,… 
Ainsi ont pu naître, se développer, se perpétuer des rêves, des histoires,des contes, légendes ou mythes racontant symboliquement des choses différentes mais pourtant fondamentalement un peu les mêmes à travers les âges comme au-delà des frontières. 

L'histoire qui nous occupe ce soir, je pourrais l’appeler « histoire d’eau », s’il n’en existait déjà une, homophone seulement. 
En arrivant ici ou en traversant cette région, qui pourrait être frappé par une présence aquatique qui eut son importance ? Qui sauf quelques anciens dont je commence à faire inexorablement partie. 

Je me souviens avoir évoqué chez mon psychanalyste un rêve qui me renvoyait à un endroit affectivement chargé de mon enfance. Je lui parlais donc d’une rue en T par rapport à la Haine, la rue du Petit Bruxelles à Saint-Ghislain. Je le vis sourire et je me demandais bien quelle énormité j’avais pu lui dire en lui parlant de la rivière, la Haine, qui traverse ma ville natale et d’une petite rue de quartier, proche d’un ancien abattoir, perpendiculaire au cours de la rivière, en T donc. 
Tout l’art de mon analyste fit le reste, mon ouverture vers mon inconscient également. Etre hanté par rapport à la haine, il y avait matière à creuser … Ah, si mon rêve avait pu se dérouler un peu plus loin, au bord de la Trouille par exemple,… 
La Haine,qui donne son nom à cette Province, le Hainaut, a été détournée de son lit, installée dans un berceau artificiel, discret, devenu insoupçonnable, presque invisible. Pourtant, coulaient encore à ciel ouvert, il y a quelques décennies, quelques ruisseaux affluents, dévalant vers la rivière depuis le Borinage en y creusant quelques vallons bien marqués . Le Rieu du cœur et l’Elwasmes. C’est ce dernier qui traverse Wasmes, puis Wasmuël avant de se jeter dans la Haine qui servira de cadre à notre travail. 

Qui le sait encore ? Comment supposer la présence d’une eau initiatrice de culture, 
d’urbanisation, d’imaginaire ? 
C’est pourtant là que trempent les racines de la population boraine d’aujourd’hui. 
Pour les habitués de la région, pensons à la présence d’un moulin, à eau bien sûr, près de l’actuelle Maison communale, la rue du Moulin y conduisait dans le fond de la vallée ; à la cambrure qu’a formée le cours d’eau, donnant son nom ancien à la place de Wasmes, place du Cambry ; au gouffre dans lequel disparaissait le ruisseau avant de réapparaître vers Wasmuël. 
Il existe toujours, aux confins entre Wasmes et Pâturages, une « rue du Camp romain », attestant de la présence passée au bord de l’eau, dans ce « Cul du qu’vau », ce fond de la vallée , d’une villa romaine dont quelques vestiges ont été exhumés et conservés. 
J’ai, personnellement, habité Wasmes durant mon adolescence. Je me souviens du cours de l’eau suffisant pour y trouver quelque fraîcheur en été, suffisant aussi pour qu’un jeune enfant riverain s’y noie. Et lorsque les pluies le gonflaient, ses eaux grondaient jusqu’à en donner la chair de poule. Il m’a été raconté qu’un soir, un couple rentrait chez lui, la nuit tombée, en longeant le ruisseau bouillonnant. La jeune dame ne put s’empêcher d’exprimer « J’ai peur ! », « d’ai peu » en borain. Elle croyait trouver protection chez son compagnon qui lui répondit « Mi étou, d’ai peu ! », « moi aussi j’ai peur ! ». 
Le ruisseau débordait et inondait, particulièrement la place Saint-Pierre . J’ai vu le ruisseau transformé en torrent par des pluies d’orages dévaster des jardins et emporter avec lui ce qu’il trouvait sur son passage. 
Que pouvait-il donc en être bien plus avant, avec des conditions climatiques bien plus difficiles ? Le relevé cartographique du Comte DE FERRARIS pour le Cabinet des Pays-Bas autrichiens, mentionne l’Elwasmes comme « Rie à radeaux » qui pourrait se traduire par « rie à rade eau» ou « ruisseau aux eaux rapides ». 
Fraîcheur, sédiments, cultures mais aussi peurs, frayeurs, dévastations, calamités,mort. Voilà résumé, en quelques souvenirs, ce qu’ a pu être la relation de l’homme d’ici à son milieu aquatique, source de vie de l’eau blanche mais aussi dévastation et chaos des eaux noires, des eaux sombres.  

« J’ai vu fermenter les marais énormes, nasses 
Où pourrit dans les joncs tout un Léviathan ! 
Des écroulements d’eaux au milieu des bonaces*, 
Et les lointains vers les gouffres cataractant ! » 
écrivit Arthur RIMBAUD dans le Bateau ivre. 
(* accalmies) 

Laissons-nous aller, quelques instants, à retrouver les sensations associées aux eaux, torrentueuses ou stagnantes que nous avons un jour, sûrement, rencontrées, côtoyées. Sensations olfactives, visuelles, auditives, gustatives, des mouvements de notre corps. Laissons-les revenir à nous avec toutes les associations qui les accompagnent, … alors , peut-être, derrière la ligne ondulante des flots, mélangé au tumulte de l’eau, dans le reflet de la lune sur l’eau noire, alors peut-être, peut-être, soupçonnerez-vous une présence, un déplacement, un souffle à l’odeur soufrée, peut-être un reflet, comme celui d’une écaille, peut-être… 

La légende qui nous occupe ce soir est composée de quatre personnages, du moins dans sa forme finale,celle que je vous ai racontée tout à l’heure. Le monstre, en l’occurrence un dragon, une offrande vivante et vierge, la Pucelette, un héros, Gilles de Chin et une femme inspiratrice, la Vierge Marie. 
Mon hypothèse de travail est que ces quatre éléments ne sont pas apparus en même temps dans l’évolution de la légende. Ils se sont succédé en s’engendrant et en s’articulant jusqu’à la formulation actuelle de la légende, production d’un imaginaire reflet de l’évolution des hommes de l’endroit, confrontés qu’ils furent aux mouvements de leur environnement comme de leur monde intérieur. 

Le travail que je vous propose est, somme toute, celui de fouilles archéopsychologiques. 

1.Le dragon.  
Lorsqu’on évoque un combat de dragon avec un héros sauroctone, c’est-à-dire tueurs de dragon, tel ceux que livrèrent saint Georges ou saint Michel, les premières tentatives d’explication qui nous viennent ont trait à un combat de forces du bien contre forces du mal, celles du diable/dragon, de forces de lumière contre celles de ténèbres. Je dirais ces explications dualiste souvent moralisatrices, c’est-à-dire se référant à un système de valeurs qu’elles défendent ou veulent imposer. Ces combats deviennent alors des allégories, des représentations – au sens théâtral du terme comme l’est le « mystère » ou « Jeu de saint Georges » ou encore « Lumeçon » joué à Mons et qui depuis 1380 participe à la Procession de la Trinité, soit une semaine après la Pentecôte. Ils s’éloignent de la richesse symbolique créatrice et vivante des premiers matériaux, des premiers phantasmes, des premières rêveries générées par la psyché humaine. 
La légende de Gilles de Chin a, d’abord, une origine humaine souvent oubliée, voir ignorée, à force de n’être qu’habillée socialement aux goûts et intérêts d’une époque,d’une institution. Il y a quelques années, des jeunes wasmois dérobèrent le dragon montois pour le ramener dans son village d’origine. A quelques jours du Doudou, ce fut la panique mais tout rentra dans l’ordre. 
Querelle de clochers ou tentative de remise en place, en ordre ? Déjà en 1737, une requête, restée vaine avait été adressée par les habitants de Wasmes au gouvernement autrichien de ramener la tête du dragon conservée à Mons, une tête de crocodile en fait, vers Wasmes, son lieu d’origine estimaient-ils. 
L’imaginaire humain a créé des monstres/dragons un peu partout dans le monde. Gilbert DURAND a classé les productions symboliques selon deux « régimes » successifs pour l’humanité (plan phylogénétique) comme pour l’individu (plan ontogénétique). 

Tout d’abord un régime diurne : prédominance des réflexes posturaux (se dresser, fuir,…) face aux frayeurs de la prise de conscience du temps. L’imaginaire se nourrit d’antithèse, de séparation et distinction, de polémique. La symbolisation est de caractère thériomorphe (de forme animale comme le cheval, l’ogre,…), nyctomorphe (ténèbres, notre dragon, la lune noire,…), catamorphe (le gouffre, le labyrinthe, la peur de la chute,…). Vient ensuite le symbolisme relatif à la recherche de la maîtrise des peurs premières. La symbolisation est alors liée à des productions de type ascensionnel ( angélisme, le monarque, le sceptre, la verticalité,…), spectaculaire (la lumière, le soleil, l’œil du père,…), diaïrétique ou de coupure (les armes du héros, nous y reviendrons tout à l’heure, le glaive, l’eau purificatrice, l’âme,…). 
Vient ensuite un régime nocturne : c’est, d’une part, celui de l’inversion et du désapprentissage de la peur (chaleur douce, reflet, œuf, emboîtement,…), de l’intimité (caverne, la chambre secrète, maison, lieux saints,…), des structures mystiques (avaleur/avalé, euphémisation, mise en miniature ou gullivérisation,…). Ce « régime » marque notre imaginaire d’un souci de compromis, de synthèse. Les symboles cycliques enfin où la symbolisation reprend la maîtrise du temps notamment dans les mythes du retour (les phases lunaires, le Fils,…). Ensuite s’avéreront possibles le mythe du progrès symbolisé par la croix, l’arbre de vie,… et l’accès aux structures synthétiques de l’imaginaire (esprit de système, harmonisation des contraires,…). 
En suivant les structures anthropologiques de l’imaginaire dégagées par G.DURAND, nous relions le dragon produit par l’inconscient collectif borain à l’aspect féroce, destructeur, dévorant de l’eau bouillonnante, à l’aspect ténébreux, inquiétant de l’eau stagnante. Comme je le signalais tout à l’heure et contrairement à l’idée que l’on peut s’en faire aujourd’hui, l’imaginaire borain et wasmois en particulier s’est trouvé confronté aux angoisses, frayeurs, répulsions, dégoûts que sa relation à l’eau a fait naître en lui. Vivre auprès, grâce mais aussi contre ces eaux et l’énergie ainsi mobilisée ont constellé l’image de la monstruosité, du chaos pour l’acheminer en monstre dans la conscience « et finalement de le dresser épouvantable, plus réel que la rivière elle-même, source imaginaire de toutes les terreurs des ténèbres et des eaux » comme l’écrit G. DURAND. 
L’eau attractive, source de vie, « l’élément liquide maternel et créateur dont toute vie est issue » comme l’écrivait Sabina SPIELREIN, en même temps eau répulsive, source de mort et de précarité, voilà résumés cette vitale ambivalence, ce conflit de besoins antinomiques et son angoisse résultante. Voilà peut-être aussi les premiers balbutiements de la relation de l’Homme à l’environnement borain, les premiers essais de vie à organiser, les premiers repères à identifier. 
« Que sait-on de ce que fut notre village aux temps préhistoriques ? Comment se présentait l’endroit où allait naître la commune de Wasmes ? On n’en sait rien ou presque rien… Ces collines étaient couvertes de bois, de landes et de broussailles, la vallée envahie par un ruisseau au cours incertain, aux crues périodiques, alimentant des marécages. Mais on possède au moins une certitude :indiscutablement, Wasmes fut habité dès les temps les plus reculés. Le hasard des découvertes et les fouilles archéologiques …nous fournissent la preuve indéniable que notre village fut hanté par l’homme de l’âge de la pierre, à l’époque néolithique. » (Georges DUMORTIER, « Wasmes, village du dragon »). 
Diverses hypothèses concernant l’origine de la légende font état de travaux d’assèchements de marécages, de constructions de barrages,… Ces hypothèses diversifiées et controversées rassemblent cependant toutes une même intuition d’éléments naturels aquatiques maîtrisés, atténués à tout le moins, permettant l’installation moins précaire des habitants, alliée à une exploitation possible d’un sol où l’on s’enracine davantage, d’un sous-sol qui regorgera d’une pierre noire affleurant un peu partout, le charbon de terre. 
L’aspect féroce, destructeur et dévorant de l’eau bouillonnante, nous le retrouvons dans cette légende extraite des Contes de la forêt Barrade en Périgord, Le Drac (souvenez-vous, un des noms de dragon): 
« Cette année-là, tout le monde s’en souvient, il a plu dès le 15 août. Il a plu encore en septembre, sur les vendanges, puis sur les châtaignes, la pluie a noyé les labours d’hiver… Alors le Drac, maître des eaux vives, est sorti de son lit. On l’entendait, par la voix des ruisseaux, jusqu’au sommet des coteaux. 
Les ruisseaux, pressés comme des femmes qui rentrent du marché, se hâtaient vers les eaux rouges de la Vézère. 
A Montignac, on surveillait la rivière. On mesurait l’avance du danger aux arches des ponts et, dans les maisons, on constituait des provisions de farine et d’œufs en prévision de l’inondation. La rivière enfla, gonfla, jusqu’à la pleine lune, qui est souvent de connivence avec les eaux. 
Alors, le Drac étira sa puissante encolure, son large poitrail, sa tête couronnée de longues algues vertes, d’anguilles et de lentisques d’eau. Aussitôt tout le peuple d’en haut vint le saluer : les oies sauvages, les canards à col vert, les grèbes, les poules d’eau et les hérons cendrés. 
Chacun dans son langage chantait sa gloire. 
Le Drac étira encore son long corps de dragon et, aussitôt, tout le peuple d’en dessous l’entoura, les truites au ventre d’argent, les carpes, les saumons. 
Le Drac s’élança, des milliers d’oiseaux tournoyaient autour de sa tête, des milliers de poissons sautaient et replongeaient. 
Dans sa course, le Drac heurtait les ponts de son poitrail. Les gens, derrière leurs volets fermés, entendaient son galop et tremblaient de peur. 
Lorsque le Drac sort de son lit, il emporte tout sur son passage, les arbres déracinés, les bêtes qui ne fuient pas assez vite. Cette année-là, il galopa dans les vallées, envahit les plaines. Il caracola jusqu’au cours de la Dordogne puis de la Garonne, ivre de sa puissance. Il s’élança contre les chevaux blancs de l’Océan. 
Alors, un peu calmé, il remonta entouré de sa suite à plumes ou à écailles. Les ombres des noyés, qu’il a accueillis et consolés à jamais, montèrent du fond. 
Avant le jour, le grand Drac s’est recouché dans son lit. Les oies sont parties pour le nord, les canards se sont envolés, les hérons se sont arrêtés près d’un étang paisible. Les poissons et les anguilles se sont coulés sous l’eau près de leur maître qui doucement s’endormait. 
Les hommes ont ouvert leurs volets et constaté avec soulagement que la crue se retirait. Mais peut-être qu’au printemps, avec la fonte des neiges en Auvergne, le Drac s’éveillera. Et tout recommencera. » 
Cette frayeur renvoie l’homme primitif à son fonctionnement psychique individuel aussi bien que collectif encore chaotique, état où l’inconscience prime sur la conscience du monde intérieur et extérieur, état d’indifférenciation laissant la bride aux cataclysmes émotionnels et peu de place à la maîtrise, état d’humanité naissante, de constitution progressive d’un moi gagnant en solidité. 
Le dragon représente ainsi, entre autres, nos pulsions primitives. D’un point de vue ontogénétique, la dépendance d’un dragon dévastateur représente l’indifférenciation du nouveauné par rapport au monde extérieur, particulièrement à la mère. Le Sujet qui se forme est encore fondu, confondu dans le monde de l’Objet. 
Marie-Louise VON FRANZ écrit dans « Les mythes de création » à propos d’une parabole chinoise intitulée La mort de Houan-Toun : « ce nom est traduit en anglais par chaos et en allemand par inconscient. Houan désigne le boueux ou le torrent, le tout de quelque chose, ce qui est complet, et Toun, ce qui est confus. Houan-Toun signifie donc, approximativement :un tout confus, inintelligible, trouble,boueux, non encore séparé, sans cause ni raison, sans fond, et dont on ne peut voir la racine. » 
Le dragon est l’image archétypale de cette indifférenciation originelle et de son angoisse de se perdre dans le temps, dans l’étang, dans les eaux. On y retrouve, ici, la symbolisation de la matière première, la materia prima des alchimistes sous son aspect dangereux, matière dont sortira, plus tard, beaucoup plus tard, différenciation, conscience, individuation. « Le serpentdragon, animal archaïque, est une image des couches psychiques les plus profondes. C’est aussi l’inconscience, sous son aspect maternel de non-différenciation. Tuer le dragon c’est sortir de la mère, naître à la conscience individuelle » écrit Marie-Louise VON FRANZ dans « La voie de l’individuation dans les contes de fées ». 
A ce stade, il n’y a pas de combat, pas encore. Le dragon seul est en action dans notre imaginaire. La symbolique de la mère terrible, dévorante se manifeste ici dans sa forme la plus inconsciente, la plus froide, la plus meurtrière. C’est, par exemple, l’image de la déesse-mère de l’épopée babylonienne Tiâmat qui enfanta des serpents géants impitoyables, plaça dragons, ouragans, chiens furieux et autres créatures monstrueuses avant d’être, plus tard, vaincue par son fils Mardouk et créer le monde. Tuer le dragon, ce sera donc se libérer de la matière première, « libérer », générer de la conscience, libérer son milieu de vie de l’élément dévastateur et créer son propre monde de conscience. 
Un retour à l’Alchimie où Basile VALENTIN, moine chimiste, philosophe et botaniste du XVIème. siècle, auteur d’un ouvrage intitulé « Les Douze clés » (pour la connaissance de l’Oeuvre) décrit dans la dixième de ces clés « la cibation ou nutrition de la matière sèche avec son propre lait. Cette matière correspond ici au dragon qui devra être nourri par la vierge (tiens, tiens cela nous dit quelque chose !) qui apparaît sous lui. En termes plus clairs, il faut extraire du minerai trouvé dans les cavernes terrestres, l’esprit qui en permettra la transmutation. » (J. VAN LENNEP, « Alchimie »,Crédit communal 1984). Un autre alchimiste, BARCHUSEN, auteur d’ « Elementa chimiae » en 1718, écrit ceci : «La matière demeurant au fond du vase, au début des expériences, apparaît sous forme d’un crapaud vomissant la terre, l’eau, le feu et l’air qui,dans la suite seront mélangés, ordonnés jusqu’à produire un élément unitaire symbolisé par le globe terrestre. Un dragon, le soufre, se précipite dans l’eau mercurielle jusqu’à s’y fondre complètement. Le feu qu’il crache finira par se ramasser en une boule solaire où apparaîtra l’enfant de la philosophie… » 
Effrayant et porteur d’avenir à la fois, source d’angoisse et de vie. Voilà bien dans le dragon l’ambivalence symbolique de toute chose. Terreur de l’eau et richesses de vie, d’organisation. 
Faut-il considérer le dragon comme totalement mauvais, comme image du seul mal ? Et le mal est-il tout à fait le mal, le bien tout à fait le bien ? 
A partir de cette matière première, une autre phase peut s’amorcer, une dualité voir le jour, une différenciation s’opérer. Quelle serait donc cette substance auto-nutritionnelle de la matière sèche,quel serait cet esprit permettant la transmutation …? 

2.La pucelle ou pucelette.  

… Un souffle, une lueur d’espoir, une brise légère nous indiquant notre inconscience. Quelque chose se prépare, encore précaire comme un équilibre à atteindre mais encore lointain, remis en question par les éléments naturels et les angoisses primitives qu’ils engendrent. Précaire aussi comme le furent les pucelettes livrées en offrande au monstre, tentatives périodiquement englouties, périodiquement sacrifiées d’ébaucher et de construire une conscience. 
Comme nous l’avons vu tout à l’heure, ce personnage féminin n’est pas présent dans tous les récits de la légende, dans la mise en scène finale bien. C’est pourtant elle qui est mise à l’honneur durant les fêtes de la Pentecôte, peut-être le résultat de l’adjonction d’une pratique processionnelle en vogue ou de la contamination par un autre récit. Quoi qu’il en soit cette situation me paraît à l’image de ce féminin qui occupe lentement une place, une fonction dans mon hypothèse de construction de notre légende. Le combat du Lumeçon à Mons, uniquement masculin jusqu’à il y a un an ou deux tout au plus, vient de voir entrer un élément féminin dans sa mise en scène. Ce ne fut pas sans peine ni sans heurts puisque des membres indignés par pareille adjonction, à ma connaissance, démissionnèrent du comité d’organisation ! 
Pour en revenir à notre légende, si la pucelette sauvée par Gilles de Chin est mise à l’honneur, je voudrais rendre hommage, existence et fonction à toutes celles qui l’ont précédée. 
Tous ces sacrifices d'enfants vierges me font penser à un échange entre Miguel SERRANO et CG JUNG (« CG JUNG et Hermann HESSE. Récit de deux amitiés »). SERRANO évoque le Massacre des Innocents et dit à JUNG : 
« - On a beaucoup parlé de la mort du Christ, mais personne ne semble se préoccuper de la mort de tant d’innocents. Leur mort semble avoir été acceptée simplement comme nécessaire à la naissance du Rédempteur. Il s’est passé la même chose lors de la naissance de Krishna quand tous les enfants du voisinage nés le même jour ont été exécutés par le tyran Kansa. Ainsi, on dirait qu’il faut toujours qu’un événement terriblement injuste précède l’avènement d’un Sauveur. On pourrait presque considérer ce fait comme un mal positif. Il n’en demeure pas moins la question de savoir si la fin justifie les moyens. 
Jung demeura silencieux un moment, puis dit lentement : - Et quand on pense que ceux qui sont sacrifiés sont souvent les meilleurs … » 
Un élément féminin cyclique s’introduit, s’immisce dans l’inconscient et prend lentement sa place dans l’imaginaire. Un dragon se repaît de pucelles et en même temps s’inocule les germes de sa défaite, ou plutôt de sa transformation. Comme le disait JUNG, cité par M-L VON FRANZ, il ne faut pas trop s’inquiéter si un dragon apparaît. Il suffit de lui rappeler que son destin naturel est de se dévorer lui-même. Il dira alors « ah oui ! » et commencera à se mordre la queue. C’est l’ouroboros des alchimistes. Il conviendra de le rappeler à ses devoirs, c’est-à-dire de lui inoculer un peu de conscience puis de se retirer. Pour l’humanité, cela vaut bien ces sacrifices répétés de victimes virginales. 
Si on parle de pucelles, on y associe la fécondité potentielle, non encore réalisée,actualisée de l’être féminin. Le dragon des eaux tumultueuses initiales commence à porter en lui la fécondité. 
Les eaux cruelles participent à la fertilisation des rives et terrains avoisinants tels ces potagers disparus sous le limon après un orage violent. La fertilisation garante d’un futur fait de conscientisation, de sédentarisation, d’individuation au détriment du présent d’une fillette fait à l’indifférenciation, à l’inconscient, à la précarité. 
La présence de ce féminin duel me fait penser à un rêve que j’ai fait lorsque je commençais à travailler sur ce sujet. Le voici : « A Wasmes, à l’occasion de la Pentecôte, des centaines de personnes font la file sur la Grand Place, deux par deux. Elles attendent d’entrer dans l’église afin d’embrasser une relique. La longueur de la file est impressionnante. Je m’adresse à une de ces personnes, une jeune dame pour lui dire que je trouve la situation ridicule et que si des primitifs voyaient cela, ils se demanderaient qui est vraiment primitif. Mon interlocutrice ne désapprouve pas, me sourit mais poursuit son cheminement dans la file. » 
Dans la file qui … serpente, des dualités voient le jour mais n’accèdent pas encore à une conscientisation suffisante pour se retirer d’un mouvement de « masse ». C’est ce que mon inconscient tentait de me dire de mon travail au travers du rêve, c’est ce que mon inconscient tentait de me dire de moi au travers de cette légende. 
Le travail lent de l’individuation peut se comprendre au travers de ce passage de « L’eau et les rêves » de Gaston BACHELARD : « Nous interpréterions alors la naissance d’un enfant maléfique comme la naissance d’un être qui n’appartient pas à la fécondité normale de la Terre ;on le rend tout de suite à son élément, à la mort toute proche, à la patrie de la mort totale qu’est la mer infinie ou le fleuve rugissant. L’eau seule peut débarrasser la terre. On s’explique alors que lorsque de tels enfants abandonnés à la mer étaient rejetés vivants sur la côte, quand ils étaient « sauvés des eaux », ils devenaient facilement des êtres miraculeux. Ayant traversé les eaux, ils avaient traversé la mort. Ils pouvaient alors créer des villes, sauver des peuples, refaire un monde. » La superposition de ces propos avec notre légende est claire. 
Ce souffle féminin, lent cheminement vers la conscientisation, vers une potentielle individuation, vers la réalisation du Soi, encore fragile et partielle, encore maintenue dans l’obscurité de la nondifférenciation peut être considérée comme une constellation, une représentation de l’anima, cet élément psychique qui attire l’homme dans la vie. En opposition avec le chaos primitif que représentait le dragon, quelque chose de l’ordre de l’humanité, de l’équilibre, de la conscience s’exprime, se met en place. Un travail ascensionnel s’opère. Ces jeunes filles sont livrées à la mort, telles des Perséphone, pour faire naître, ultérieurement, une région plus féconde dans le psychisme jusque là dominé par l’inconscience la plus obscure. ARAGON ne disait-il pas « La femme est l’avenir de l’homme ». 
Dans les civilisations primitives, on retrouve ce genre d’éveil raconté dans des contes où la vie se déroule d’abord en léthargie (cf. M-L VON FRANZ « La femme dans les contes de fées »). C’est un éveil par la médiation féminine comme dans le mythe Hopi souvent cité par JUNG « … à l’origine,ces indiens vivaient dans les couches les plus profondes de la terre. Chaque fois qu’un de ces niveaux se trouvait surpeuplé, les femmes rendaient la situation si intolérable que les hommes étaient forcés de trouver le moyen d’atteindre la couche supérieure, si bien que les femmes qui elles-mêmes ne faisaient rien, forcèrent peu à peu par leur mauvaise humeur les hommes Hopis à accéder au monde de la conscience. » 
L’anima, mot latin signifiant « souffle, vie », est une personnification féminine de la préfiguration de la pensée, de l’inspiration qui suscite chez l’homme des pensées créatrices, « la femme inspiratrice » (JUNG), « la relation à la source de vie se trouvant dans l’inconscient » (James HILLMAN). 
Instance de liaison entre l’inconscient collectif et le conscient, elle fait référence au passé traditionnel, historique et archaïque, entretient un « curieux rapport avec le temps » (JUNG « Introduction à l’essence de la mythologie »). Ses relations avec l’histoire remontent jusqu’au passé archaïque et même phylogénétique, c’est-à-dire au passé collectif de l’homme. Elle gouverne le monde intérieur de l’inconscient collectif masculin. L’anima, principe féminin, a son correspondant masculin chez la femme, l’animus. « Alors que l’anima remonte en arrière, l’animus lui s’inquiète davantage du présent et de l’avenir. » (JUNG « Problèmes de l’âme moderne ») « On pourrait presque faire l’extrapolation suivante :l’anima nous fait remonter dans l’histoire de sorte que la lutte avec l’histoire – l’histoire des cas que nous sommes, celle de nos ancêtres, de notre culture – est une façon de procéder à la constitution de l’âme. L’intérêt pour le présent, la scène politique, les réformes sociales, les opinions en cours et toute la futurologie sont du ressort de l’animus – et ceci, aussi bien chez l’homme que chez la femme -. L’anima et l’animus ont besoin l’un de l’autre, car, tandis que l’animus actualise le passé par rapport au présent et au futur, l’anima, elle, donne de la profondeur et de la culture aux opinions en cours et aux conjectures. » (E. JUNG et J. HILLMAN, « Anima et Animus ») 
Nous verrons donc ces pucelettes sacrifiées et dévorées comme les représentations imaginaires de cette gestion de l’inconscient collectif, représentations imaginaires de la construction de la conscience et du moi, de la médiation cyclique entre l’homme et sa matière première. L’anima ainsi fonctionnalisée est bien l’archétype de « l’appel psychologique » (J. HILLMAN) car avant de devenir conscients, nous devons commencer par entrevoir que nous sommes inconscients. 
L’enfant sacrifiée est le prélude à la venue du héros. Elle était, tout à l’heure, le second terme d’une différenciation, elle devient à présent qu’elle est délivrée, le troisième terme d’une transcendance, d’un au-delà du combat avec le dragon. 
Comme le disait le poète Reiner-Maria RILKE « Tous les dragons de notre vie ne sont sans doute que des princesses qui attendent de nous voir beaux et courageux. »  

3.Le héros.  
Le temps, initialement circulaire, éternel, s’est « décircularisé » pour se « spiraler » et progresser. Il faut que cette germination d’un féminin dans le noir, la nigredo des alchimistes, aboutisse et voie le jour. Il faut, au risque de rester à jamais dans l’inconscience primordiale sans fin, qu’un point de rupture se pose sur cet enchaînement, qu’une insurrection voie le jour. Comme Zeus, aidé par sa mère Rhéa, fut dérobé aux appétits dévorateurs de l’ogre Cronos . Ecoutons Hésiode, cité par Michel CAUTAERTS, décrire cet épisode dans sa « Théogonie » : « Mais vint le jour où elle allait mettre au monde Zeus, père des dieux et des hommes ; elle suppliait alors ses parents, Terre et Ciel Etoilé, de former avec elle un plan qui lui permît d’enfanter son fils en cachette […] 
ils l’amenèrent à Lyctos, au gras pays de Crète, le jour où elle devait enfanter le dernier de ses fils, le grand Zeus ; et ce fut l’énorme Terre qui lui reçut son enfant pour le nourrir et le soigner dans la vaste Crète. 
L’emportant donc à la faveur des ombres de la Nuit rapide, elle atteignit les premières hauteurs du Dictos, et, de ses mains, elle le cacha au creux d’un antre inaccessible, dans les profondeurs secrètes de la Terre divine, aux flancs du mont Egéon,que recouvrent des bois épais. Puis, entourant de langes une grosse pierre, elle le remit au puissant seigneur, fils de Ciel, premier roi des dieux, qui la saisit de ses mains et l’engloutit dans son ventre, le malheureux !, sans que son cœur se doutât que, pour plus tard, à la place de cette pierre, c’était son fils, invincible et impassible, qui conservait la vie et qui devait bientôt, par sa force et ses bras, triompher de lui, le chasser de son trône et régner à son tour parmi les immortels. » (M. CAUTAERTS, « Couples des dieux, couples des hommes. De la mythologie à la psychanalyse au quotidien ») 
Dans notre légende également, l’enfant jusqu’ici dévoré peut-être sauvé. Le temps, jusqu’ici circulaire et fermé, peut donc s’écouler spiralé et linéaire, une différenciation s’opérer, un couple pucelle – héros voit le jour, un couple de contraires féminin – masculin. Figure d’animus, le héros agit, réalise dans ses actes ce que l’individu, le sujet pourrait ou devrait faire. Ce qui devrait se produire sur un plan conscient ne se produit pas, ne se concrétise pas ou pas encore, « s’exécute 
dans l’inconscient et apparaît ensuite sous forme de figure projetée » (Jung, « Métamorphoses de l’âme et ses symboles »), un combattant de notre imaginaire qui réalise ce qui nous est consciemment impossible. 
Sur le plan psychologique, un champ de conscience avec un Moi armé et outillé, peut émerger de l’inconscience. Comme l’écrit Lucie JADOT dans un article intitulé « Le Mythe du Héros selon Jung » : « … accomplissant des exploits extraordinaires et périlleux, il (le héros) est la projection de l’idéal du moi de l’homme ordinaire. Car l’homme, tout homme, est le héros psychologique de son combat pour l’autonomie du moi :l’archétype du héros, activé dans la psyché, suscite des émotions, images, motivations qui peuvent être projetées sur le héros mythique, amplifiant, exaltant et glorifiant l’épreuve que vit le moi. » 
Le héros, par la synthèse qu’il opère entre conscient et inconscient, constitue, 
psychologiquement, une représentation de l’archétype du Soi, « une anticipation potentielle d’une 
individuation qui approche du Tout » (« Introduction à l’essence de la mythologie »), d’une 
totalité. Il est humain aux caractéristiques, qualités surnaturelles ; il participe encore des qualités 
du « divin » de l’inconscient collectif mais, aussi, entre et fait entrer dans le champ de la 
conscience. « Le devenir conscient est peut-être l’expérience vécue la plus puissante des époques 
originelles car par lui, le monde, dont personne ne savait rien auparavant, est entré dans 
l’existence. « Et Dieu dit :que la Lumière soit », ces paroles sont la projection de l’expérience 
vécue prétemporelle d’une conscience se séparant de l’inconscient. » (« Introduction à l’essence 
de la mythologie »). Magnifique expression de ce que fut ce temps éternel où l’homme, dans son 
inconscience indifférenciée, ne « savait rien » de son environnement et le subissait, endurait ses 
crues et ses engloutissements. S’insurger, faire apparaître le héros sauroctone, c’est s’ériger en 
Sujet, c’est faire apparaître du désir, c’est commencer du temps, c’est l’éternité et un jour, un 
premier jour, fragile comme le seront encore bien des suivants. Nous ne sommes jamais à l’abri 
du retour de la bête en nous, d’une submersion psychotique, d’une destructrice possession par 
l’inconscient. Le combat contre les monstres, nous dit Jung, indique «le danger pour la 
conscience acquise d’être dévorée de nouveau par l’âme de l’instinct, l’inconscient »(« Introduction à l’essence de la mythologie ») « Si, au cours de mon existence, je ne rencontre pas 
le dragon qui est en moi, si je mène une existence qui reste dénuée de cette confrontation, … 
cette carence entraînera avec l’âge une contrariété semblable à celle que fait éprouver l’omission 
d’un besoin naturel … Si l’on n’a pas été en butte à des difficultés intérieures, on demeure à sa 
propre surface. » (« L’Homme à la découverte de son âme ») Cette rencontre pour 
l’élargissement de la conscience, de ses particularités individuelles, est la tâche à laquelle est 
astreint l’être humain, c’est aussi, comme pour notre héros, son grand risque. 
Cette indifférenciation, cette inconscience originelles est celle du « royaume des Mères » comme 
l’écrivait Goethe. 
Cette mère dont nous sommes tous issus après y avoir été fondés, fondus et confondus. Cette 
mère originelle qui renferme la vie en même temps que la mort, celle d’avant la vie. Mère 
nourricière et aussi Mère terrible et dévorante. Comme l’écrivait Charles Baudouin dans « 
L’œuvre de Jung », cité par L. Jadot, « ce que le héros combat dans le monstre, c’est moins le 
père ennemi …que sa propre fixation à la mère. Ce qui est délivré ainsi – comme le trésor ou la 
vierge captive- c’est la libido [terme auquel nous pouvons substituer « énergie psychique » ] 
naguère enchaînée en vertu des fixations premières. » Se libérer, donc, de la régression de notre 
énergie psychique vers l’inconscient collectif, vers l’image maternelle qui nous appelle à la 
fusion, comme le chant des Sirènes appelait Ulysse vers les rochers destructeurs . 
Pendant que j’écrivais ce texte, j’ai entendu ces paroles d’une chanson de ARNO qui m’ont paru 
dire autrement ce que je voulais exprimer. Cette chanson s’appelle « Dans les yeux de ma mère » 
« Ma mère elle a quelque chose,quelque chose de dangereux, 
quelque chose d’une allumeuse, oh quelque chose d’une emmerdeuse 
elle a les yeux qui tuent. 
Mais j’aime ses mains sur mon corps … 
dans les yeux de ma mère, il y a toujours une lumière, 
dans les yeux de ma mère il y a toujours... »  
Le combat que le héros entreprend et qu’il mène contre le monstre pour une transcendance qui 
s’avère nécessaire est l’expression de la polémique s’instaurant entre les contraires, la lumière 
s’oppose aux ténèbres, l‘ascension à la chute. Comme le dit Gilbert DURAND, la lumière a 
tendance à se faire foudre ou glaive, l’ascension à piétiner un adversaire vaincu. Nous sommes 
bien, avec le héros et ses armes dans la symbolique diaïrétique (voir tableau « Symbolique de 
l’imaginaire »). « Glaive, épée de feu, flambeau, eau et air lustral, détergents et détachants (il fait 
allusion à nos publicités actuelles) constituent donc le grand arsenal des symboles diaïrétiques 
dont l’imagination dispose pour couper, sauver, séparer et distinguer des ténèbres la lumineuse 
valeur » (« Structures anthropologiques de l’imaginaire »). Dans la tradition germanique et indoeuropéenne, les tueurs de monstres, ours ou dragons sont innombrables. Les prototypes chrétiens 
sont, bien sûr, l’archange saint Michel, qui livra combat près du mont normand homonyme et 
saint Georges, prince mythique qui, lui aussi, délivra une jeune fille des griffes d’un dragon qu’il 
occit de sa lance. 
Comme dans notre légende, le héros qui vainc la mort en s’opposant à l’anéantissement de l’âme, 
réalise le renouvellement, personnifie la force créatrice. Une nouvelle existence individuelle 
comme collective peut alors voir le jour. Sacrificateur, il est en même temps sacrifié, se sacrifie 
lui-même en acceptant le combat. Par ce double sacrifice, il recrée la vie. Sacrifier signifie « 
rendre sacré ». Comme le souligne Pierre SOLIE, au cours du sacrifice se déroule un voyage aller 
et retour de type chamanique . « Au cours de celui-ci, ils ont tous changé d’état : ils se sont sacralisés, c’est-à-dire qu’ils ont pris un « bain d’éternité », relevant par là le défi de leur destin 
mortel… Au retour de leur « voyage », tous les composants ayant participé d’une manière ou 
d’une autre au sacrifice sont tellement transformés par leur passage dans l’univers sacré, induit 
par la mort violente rituelle, que l’univers profane en est changé lui-même. » 
Nouvelle existence, nouvelle relation au monde de l’Objet, nouvelle relation à l’environnement 
pour un Sujet s’affirmant. Une nouvelle ère, peut-être. Souvenons-nous que notre héros 
sauroctone fut revêtu plus tard des habits de Gilles de Chin, celui-là même qui légua aux 
habitants plusieurs bonniers de terres pour l’exploitation du charbon. Nous savons ce qu’il en 
advint et l’importance que cette exploitation a eue dans la région. Les murs qui nous entourent en 
racontent encore l’histoire, la « misère au Borinage » qui l’a accompagnée et suivie façonne 
encore l’âme des habitants. 
Bernard SERGENT, Docteur en Histoire ancienne et Archéologie, chercheur au CNRS (« 
Cahiers internationaux du symbolisme » n° 86-87-88, 1997) a effectué une recherche intéressante 
à propos des combats sauroctones et leur signification de renouvellement par le combat 
victorieux sur le dragon. Il a eu la curiosité, en effet, de recenser et de situer sur le calendrier tous 
les saints à qui ont été attribués des actes d’élimination de dragon ou serpent en France et en 
Belgique. Il ainsi pu constater que les fréquences les plus élevées se situent en mai/juin et 
octobre/novembre qui peuvent être considérés, selon l’expression de l’auteur, comme des « mois 
de dragons ». Les moments de plus forte densité correspondent au cycle des quatre grandes fêtes 
celtiques que sont 
Imbolc localisée au 1er février, Beltene au 1er mai, Lugnasad au 1er août, Samain au 1er 
novembre, 
L’auteur tire la conclusion que « les saints sauroctones d’Europe occidentale représentent un 
héritage mythique et héortologique celtique. » Si la fête de Samain, la nouvelle année celtique, 
ouvrait l’hiver, Beltene, dédiée au dieu solaire Bélénos, le fermait. Les deux fêtes forment les 
coupures des deux grandes saisons de l’année celtique. Elles sont, dit encore l’auteur, « des 
moments d’affrontements, d’invasions, de duels, reposant souvent sur le contact entre le Monde 
humain et [l’Autre] celui des puissances infernales (et divines),… » Célébrer la victoire de Gilles 
de Chin sur le dragon en pareille période, s’est donc, semble-t-il s’inscrire dans une tradition 
celtique d’une renaissance, d’un renouveau de la nature que le héros instaure par son combat 
victorieux. 
En fait, si je mentionnais tout à l’heure l’écoulement désormais possible d’un temps spiralé et 
linéaire, avec le combat du héros, nous sommes dans une autre dimension du temps encore, celle 
du moment,de l’instant juste pour mener à bien ce combat. Nous connaissons l’adage : « avant 
l’heure c’est pas l’heure, après l’heure c’est trop tard ». Les grecs avaient crée de nombreuses 
divinités pour représenter ce temps particulier. Hermès du silence plein durant lequel « un ange 
passe » disons-nous maintenant, Kairos, dieu des circonstances favorables à l’action, mais aussi 
Nikè, déesse de la victoire, du moment mystérieux où, dans un conflit, dans un combat, un 
plateau penche soudain en faveur d’un des belligérants. C’est ce moment qu’a saisi notre héros 
pour affronter et vaincre le dragon. Avant l’heure était l’engloutissement, après le moment juste 
est la délivrance. 
Il nous reste à analyser l’apparition dans le récit final d’un quatrième personnage qui a son 
importance, son influence dans le combat, je veux parler de la Vierge Marie. 
4.La Vierge Marie. Depuis l’apparition du dragon dans l’imaginaire qui engendra la légende, nous l’avons vu, la  vierge, avec un V minuscule, s’est manifestée sous la forme d’offrande, d’élément sacrificiel 
cycliquement englouti. Avec l’apparition de la Pucelette libérée et de son complément héroïque 
libérateur, un quatrième élément émerge tendant, ainsi, à établir une quaternité, une totalité, un 
pas vers la réalisation d’une individuation. Cet élément est symbolisé ici par l’image de la Vierge 
Marie, mais qu’exprime-t-il en réalité? 
Le succès dans le combat contre la mère terrible, obstacle sur le sentier de la vie comme nous 
l’avons vu, reconquiert la mère dispensatrice d’amour et de vie. De la phase « diurne » de 
l’imaginaire (cf. tableau G. DURAND), caractérisée par la lutte diaïrétique contre les monstres 
engendrés par l’angoisse temporelle, nous entrons dans la phase suivante, la phase « nocturne » 
de l’évolution de notre imaginaire. Ce régime est celui de la conversion et de l’euphémisation, 
renversant les images de la mort, de la chair et de la nuit en douceur du temps, en Vierge-Mère 
sublimée, spiritualisée. 
La Vierge est associée à l’eau comme grande déesse lunaire. Elle est appelée « lune spirituelle », 
« stella maris » « étoile de la mer » ou encore « reine de l’océan ». Des eaux tumultueuses et 
engloutissantes des premiers temps, nous accédons à une eau éthérée, accueillante et bénéfique, 
source de vie. Elle est mère idéale, fécondité spirituelle, annonciatrice d’avenir, d’une nouvelle 
naissance. Elle est le vase de l’enfant divin. J’aime ces paroles d’un Mottet intitulé « Alma 
redemptoris mater » attribué à Jean OCKEGHEM, compositeur saint-ghislainois du XVème 
siècle : 
«Douce mère du rédempteur qui demeures l’accessible porte du ciel, étoile de la mer et soutien 
des déchus, qui tiens à relever les peuples. Toi qui par un don merveilleux a mis au monde ta 
sainte progéniture. Vierge avant ainsi qu’après, qui de la bouche de Gabriel accepta le Salut, aie 
pitié de nos péchés. » Albert Le GRAND, théologien du XIIIème siècle, écrit après un rêve cité 
par JUNG dans Psychologie et Alchimie, « Salut, resplendissante étoile de la mer, Marie,née 
pour éclairer les nations… » Nous y retrouvons l’association avec l’eau, d’une part, et le 
renouveau d’une collectivité, d’autre part. 
Marie est mère de Dieu et, comme l’écrit Claude-Henri ROCQUET (« Ruysbroeck. Mystique 
nuptiale, mystique maternelle » Editions de l’ULB) : « Mère de Dieu ! Cela est impensable, 
inconcevable. Cela passe toutes les catégories et les degrés du raisonnable… Comment le fini 
contiendrait-il l’infini, comment le temporel, et le mortel, donnerait-il naissance à l’éternel, à 
l’immortel, à ce qui est au-delà même de l’origine ? » Voilà posé,en d’autres termes le mystère 
du Soi, début et finalité de notre vie psychique (voir schéma de l’individuation). 
Ainsi par l’apparition d’un symbole comme celui de la Vierge, se posant en pôle opposé à la 
mère – dragon, une dualité esprit-matière, un nouvel essor peut être pris par la transcendante 
résolution de ces contraires . Comme Aphrodite, dont elle est une représentation du versant 
spirituel, elle peut être associée à une voie de transformation. Comme l’écrit Michel 
CAUTAERTS: « La civilisation judéo-chrétienne a mis l’accent sur la figure de Marie, laissant à 
Vénus les passions du corps qu’elle condamnait. En contrepartie, l’alchimie a recours à la déesse 
pour illustrer les métamorphoses de la matière et de l’esprit :représentations de serpents évoluant 
en dragons, puis en animaux divers avant de devenir aigles ou colombes. Constellé, cet archétype 
impose une voie de transformation, voie étroite, dangereuse mais enthousiasmante. » 
Le symbolisme de la Vierge représente une troisième étape du développement de l’anima, 
comme le mentionne M-L Von FRANZ dans « L’homme et ses symboles » . La première est 
celle de l’anima liée à l’instinct, associée à l’image d’Eve, à notre dragon ; le deuxième est liée à 
l’esthétique bien qu’encore sexualisée, associée à l’Hélène de Faust, à notre pucelette délivrée ; la troisième où « l’amour atteint à l’altitude de la dévotion spirituelle ». La quatrième étape étant la 
Sagesse ou Sophia,vers laquelle tend la psyché sans rarement l’atteindre pleinement.  
Nous arrivons à la fin de cet exposé, de cette proposition d’analyse de la légende. Du Un 
indifférencié du début, nous sommes passés au deux de la différenciation, puis au trois de la 
séparation/distinction et enfin au quatre de la réunion de contraires et de la totalité. 
Lorsque je présentai quelques éléments de cette analyse dans une classe de rhétoriciens, un élève me dit, en guise de conclusion, « donc, maintenant, tout est à recommencer ! » Sans trop réfléchir mais comme s’il s’agissait pour moi d’une évidence, je lui répondis « Vous avez tout compris ! » 
Je me souvins, plus tard, de l’aphorisme de l’alchimiste Marie la Prophétesse : « L’un devient deux, deux devient trois et du troisième naît l’un comme quatrième. » 
Nous avions commencé, tout à l’heure, par l’évocation d’un rêve de Haine. Je voudrais vous livrer celui-ci, fait il y a quelques semaines alors que je mettais une dernière main à ce travail : « Je lisais un livre aux pages brillantes. Mon attention fut attirée par un paragraphe de quelques lignes qui parlait de l’Elwasmes, ruisseau où se produisaient, y était-il écrit, des phénomènes d’anges. » D’un dragon coagulé dans les eaux boueuses de la Haine, nous pouvons accéder à une forme volatile. Certes instable, toujours prête à se précipiter dans le fond du vase, dans le fond de 
la vase. Mais chaque mouvement ascensionnel, chaque « phénomène d’ange » s’engendrant à partir du dragon, nous fera chaque fois autres, chaque fois davantage nous-mêmes. 
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ANNEXE : « Structures anthropologiques de l’imaginaire » (G. DURAND) – Tableau 
récapitulatif succinct. 
1. Régime diurne de l’image 
(antithèse) 
Les visages du temps 
Symboles thériomorphes : le cheval infernal, la gueule dévorante, l’ogre, Kronos,… 
Symboles nyctomorphes : les ténèbres, l’eau noire et hostile, le dragon, la lune noire, (tout coule, 
rien ne reste), le pays des morts (Perséphone-pucelettes dévorées),… 
Symboles catamorphes : la chute, le gouffre, le vertige, le labyrinthe, … 
Le sceptre et le glaive (se dresser contre les frayeurs liées au temps, purifier, séparer) 
Symboles ascensionnels : la montagne sacrée, la pyramide,l’ aile et l’oiseau (colombe,…), 
l’angélisme, le sceptre et la souveraineté, la tête et le crâne, … 
Symboles spectaculaires : la lumière et le soleil, l’Orient, la couronne et l’auréole,… 
Symboles diaïrétiques : les armes des héros solaires, les cloisons, cuirasses et clôtures, la pureté 
et la purification, le feu, l’air, l’Ether, l’âme,… 
2.Régime nocturne (euphémisme, la nuit annonce l’aube) 
La descente et la coupe (la chute devient descente et le gouffre devient coupe) 
Symboles de l’inversion : les figures féminines et la fécondité(pucelette délivrée), la descente, 
l’hymne à la nuit, le repos, la Grande Mère aquatique et tellurique (Vierge Stella Maris), les 
creux de la terre et les sources,… 
Symboles de l’intimité : les rites d’inhumation, la caverne, la nef, le vase, le lait maternel, l’or,… Structures mystiques* : le redoublement et la persévération, mise en miniature ou 
gulliverisation,… 
Du denier au bâton 
Symboles cycliques (visent à la maîtrise du temps) : mort et renaissance, cycle agro-lunaire, le 
Fils, dragon symbole de totalisation, l’ouroboros, le Sacrifice, la Roue ,… 
Du schème rythmique au mythe du progrès : le feu et la fertilité, le feu par frottement,le rythme 
musical, l’arbre de vie,… 
Structures synthétiques de l’imaginaire : harmonisation des contraires, la dialectique, rythmique 
de l’histoire, le progrès. 
* sens courant où « se conjuguent et une volonté d’union et un certain goût de la secrète intimité 
» 
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Bibliographie . 
BACHELARD (G) L’eau et les rêves. José Corti, Paris, 1983 
CAUTAERTS (M). Couples des dieux, couples des hommes. De la mythologie à la psychanalyse 
du quotidien 
De Boeck, Bruxelles, 1999 
CHEVALIER (J) et GHEERBRANT (A) Dictionnaire des symboles. Robert Laffont, Paris, 1969 
DUMORTIER (G). Wasmes, village du dragon. Edition ? 
DURAND (G) Les structures anthropologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie 
générale 
Bordas, Paris, 1969 
JADOT (L). Le Mythe du Héros selon Jung. Article communiqué par le Dr M. Cautaerts 
JUNG (CG). Métamorphoses de l’âme et ses symboles. Georg, Genève, 1983 
JUNG (CG). Psychologie et Alchimie. Buchet/Chastel, Paris, 1991 
JUNG (CG) et KERENYI (C) Introduction à l’essence de la mythologie. Payot, Paris, 2001 
JUNG (E) et HILLMAN (J). Anima et Animus. Seghers, Paris, 1981 
LENNEP (J. van) .Alchimie. Contribution à l’histoire de l’art alchimique.Crédit Communal, 
Bruxelles, 1984 
MOLENES (Th. de). Contes de la Forêt Barrade en Périgord. Flammarion, Paris, 1994 
RAGER (C). Dictionnaire des fées et du peuple invisible dans l’occident païen. 
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ROCQUET (C-H).Ruysbroeck. Mystique nuptiale, mystique maternelle in Maître Eckart et Jan 
van Ruusbroec 
ULB, Bruxelles, 2004 
SERGENT (B). Saints sauroctones et fêtes celtiques in Cahiers Internationaux de Symbolisme 
86-87-88 
CIEPHUM, Mons, 1997 
SERRANO (M). CG Jung et Hermann Hesse. Récit de deux amitiés. Georg, Genève, 1991 
SOLIE (P). Le sacrifice. Fondateur de civilisation et d’individuation. Albin Michel, Paris, 1988 
VON FRANZ (M-L). Les mythes de création. La Fontaine de Pierre, Paris, 1982 
VON FRANZ (M-L). La voie de l’individuation dans les contes de fées. La Fontaine de Pierre, 
Paris, 1978 
VON FRANZ (M-L). La femme dans les contes de fées. La Fontaine de Pierre, Paris, 1972 VON FRANZ (M-L). Le processus d’individuation in L’homme et ses symboles. Robert Laffont, 
Paris, 1990 a

1 commentaire:

  1. Pucelle blabla, Jean-Marie.

    https://laguenon.wordpress.com/2015/07/29/une-version-christiannisee-disis-pour-plaire-a-septimia-zenobie/

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